Mardi, 14h15.

En début d'après-midi, Pinter Zymot et Aziz Boujéma retrouvèrent un homme d'une quarantaine d'années - le fils de la victime - au bas de l'immeuble n°36 de la rue Delhomme.
L'homme avait une mine grave mais digne : il semblait très affecté mais il faisait les efforts nécessaires pour rester lucide. C'était déjà l'impression qu'il avait laissée à l'inspecteur Zymot quand il l'avait reçu, la veille, dans son bureau.
"- Bonjour monsieur Autard. Voici le docteur Boujéma. C'est le psychologue qui m'aide à enquêter dans cette affaire.
- Bonjour messieurs.
- Bonjour mais je ne suis pas vraiment "docteur"...
- Comment va votre mère ?
- Elle est dans un état stable... critique mais stable. Les médecins attendent de voir si la fin de l'hémorragie cérébrale lui permettra de se réveiller ou pas.
- Nous allons essayer, le docteur et moi, de visiter rapidement l'appartement pour refaire le trajet des trois cambrioleurs et tenter de comprendre ce qui s'est passé. Vous nous indiquerez où sont situées les différentes pièces et tous les objets qui vous sembleraient avoir été déplacés, cassés ou emportés.
- Est-on sûr que ce sont les trois enfants qui ont fait ça ?
- Il n'y a aucun doute, monsieur. Mais l'agression n'était sans doute pas volontaire.
- Ah...
- Les enfants ont probablement paniqué mais nous ne sommes pas certains de savoir lequel des trois a frappé votre mère.
- C'est vraiment une affaire horrible... Je vous conduis dans l'appartement."

 

Les trois hommes gravirent les étages. Pinter Zymot écarta les scellés posés la veille et ouvrit la porte qui, de toute façon, ne fermait plus à clé depuis longtemps. Malgré ses efforts, le visage de monsieur Autard se crispa un peu plus en entrant dans l'appartement. L'inspecteur prit la parole, autant pour expliquer ses pensées que pour évacuer un silence trop lourd.
"- Nous sommes dans le hall. A droite, il donne sur un salon-sallle à manger et, plus loin, la cuisine. A gauche, un couloir longe les toilettes et tourne à gauche vers trois autres pièces. La chambre de votre mère est la première porte après le coude du couloir, c'est bien cela ?
- Oui... c'est exact.
- Donc, en restant dans le hall, près de la porte, Anthony ne voyait effectivement pas ce qui se passait au niveau de la chambre de Mme Autard.
- Surtout dans le noir.
- Oui docteur. Donc, ils sont entrés dans l'appartement. D'après Anthony, ils ont balayé la pièce avec leurs lampes de poche et ils ont décidé d'explorer le couloir... Anthony reste à la porte, Andy et Michael s'avancent et tournent à gauche. Anthony les entend, mais il ne les voit plus... Aziz, reste ici s'il te plaît. Monsieur Autard, venez avec moi.
- Oui.
- ... Nous sommes devant la porte de la chambre. Aziz, est-ce que tu nous vois ?
- Non, mais j'entends vos pas sur le parquet.
- D'après le coup qui a été porté, sur le côté droit du crâne, les deux garçons avaient sûrement dépassé la porte de la chambre. La lumière s'est allumée, Mme Autard est apparue sur le seuil. Elle a tourné légèrement la tête vers son agresseur et a été frappée d'un coup sec. Elle est tombée sur le pas de sa porte - ici - les enfants l'ont enjambée et sont partis tout de suite, sans rien fouiller d'autre... Monsieur Autard, est-ce que vous allez bien ?
- Excusez-moi... c'est très pénible à entendre... Continuez, s'il vous plaît.
- Je vais me dépêcher.
- Non, non. Regardez bien partout s'il vous plaît.
- Donc, celui qui a frappé était dans le couloir. Il a été surpris. Il s'est retourné ; il a empoigné le chandelier posé là, sur cette console ; il a frappé la victime et il a laissé tomber son arme juste à côté... puis il est reparti vers le hall.
- Non... je ne crois pas que cela se soit passé ainsi.
- Pourquoi donc, monsieur Autard ?
- Parce que... le chandelier n'était pas posé sur la console... Il était posé sur le buffet qui est dans le hall.
- Vous en êtes sûr ?
- Absolument certain... Quand je viens avec mes enfants, ils essaient de l'attraper pour jouer avec. Je vérifie toujours qu'il soit posé hors de leur portée.
- Qu'y avait-t-il alors sur cette console ?
- Mais... absolument rien du tout. Elle est trop basse, mes enfants sont jeunes et ils attrapent tout ce que l'on pose dessus.
- Vous êtes certain que votre mère n'aurait pas pu le déplacer ?
- Je suis passé ici dimanche après-midi... Si elle l'avait fait, je l'aurais remarqué.
- Aziz, est-ce que tu as entendu ?
- Oui, tout à fait.
- Donc, celui qui a frappé n'a pas pris le chandelier dans le couloir... il l'a pris dans le hall. Soit il l'a pris en entrant dans l'appartement et a traversé le couloir avec, soit il est allé le chercher quand votre mère a ouvert la porte : ce qui n'est pas possible... ou très peu probable... Non, l'agresseur avait déjà le chandelier à la main et il avait traversé la moitié de l'appartement avec quand Mme Autard s'est réveillée.
- Donc, Pinter, ça signifie que...
- Ça signifie que, quoi qu'il se soit passé, Anthony a sûrement vu qui a pris le chandelier en entrant... Obligatoirement, il savait lequel des deux avait le chandelier à la main lorsque Andy et Michael sont entrés dans le couloir. Vu la taille et le poids de l'objet... et vu le stress dans lequel il devait être, ce n'est sûrement pas le genre de gros détail qui aurait pu lui échapper... Donc, quelque part, il s'est quand même foutu de nous.
- Oui, il a mesuré chaque parole pour, à la fois, ne pas trahir complètement ses camarades tout en cherchant à éviter la prison... On le sait, maintenant.
- Ou alors c'est lui qui, en fait, a pris le chandelier et qui l'a emporté dans le couloir... Il nous aurait carrément raconté n'importe quoi... Chacun d'eux joue un rôle compliqué et on ne sait jamais qui ils veulent protéger.
- Les trois se protègent d'abord eux-mêmes... Chacun d'eux est conscient de la gravité de l'acte qu'ils ont commis ensemble... mais l'un d'entre eux garde néanmoins, quelque part dans sa tête, le souvenir précis d'un coup violent porté sur une vieille dame. Andy ou Michael, probablement...
- Ça, je ne sais plus."

Ils refermèrent la porte et redescendirent les escaliers, chacun réfléchissant à ce qu'il avait cru comprendre de cette affaire et aux nouvelles possibilités qui venaient d'apparaître. Monsieur Autard les laissait réfléchir mais, au moment de les quitter, il voulut quand même demander quelques explications à l'inspecteur.
"- Mais, alors, pourquoi ont-ils fait ça ?
- Le cambriolage ? par défi ou pour l'argent facile. Excusez-moi de vous le dire mais votre mère a été extrêmement imprudente de raconter tous les problèmes de son appartement et de ne pas essayer de se protéger un minimum.
- Oui, mais ce sont des enfants. Elle adorait les enfants, elle les aidait dès qu'elle en avait le temps... Elle ne méfiait jamais d'eux... Ça a l'air stupide à dire, mais nous vivons dans un monde vraiment ignoble.
- C'est aussi bête qu'un accident de voiture. Vous vous tuez le seul jour de votre vie où vous n'avez pas attaché votre ceinture... Je ne sais pas quoi vous dire.
- Est-ce que tous les enfants deviennent comme ça, aujourd'hui ?
- Non. Mais, pour ma part, j'ai l'impression que, de plus en plus, les gens se construisent leur propre univers dans lequel ils vivent pour eux-mêmes et justifient tous leurs actes. Ils s'y enferment et, un jour, plus personne n'est capable de comprendre leurs réactions.
- Au cœur de tout ça, il y a aussi le sentiment de culpabilité qui...
- Merci docteur, on en reparlera plus tard. Monsieur Autard, merci beaucoup. Nous allons vous laisser. Je vous demanderai seulement de ne pas retourner dans l'appartement sans me prévenir.
- Très bien... Si ça peut vous aider, dites aux trois accusés que... que je ne réclame pas leur tête. Je les plains beaucoup. Si elle s'en sortait, elle pourrait même leur pardonner... Il faut que justice soit faite, c'est sûr, mais je ne veux pas m'acharner sur eux.
- C'est ce que nous souhaitons aussi. Merci beaucoup de votre aide. Je vous tiendrai au courant."

La dernière phrase de Monsieur Autard avait semblé extrêmement pénible à dire mais il avait fait tous les efforts nécessaires pour ne pas l'oublier. Elle avait plongé le psychologue et l'inspecteur dans une émotion étrange qui les empêcha de parler pendant une bonne partie du trajet de retour... Pinter Zymot reprit finalement la parole, d'un ton quelque peu découragé, alors que sa voiture approchait du commissariat.
"- Tu sais, Aziz, cette affaire est simple. Un cambriolage et une agression. Nous avons identifié et arrêté les trois coupables. En tant que policier, je peux transmettre sans problème le dossier à un juge d'instruction et attendre tranquillement que les enfants veuillent bien lui dire quelque chose.
- Je sais.
- Tout le reste, c'est du zèle pour essayer de ménager des coupables que je trouve trop jeunes et trop maladroits pour partir en prison... Mais je ne peux pas le faire contre leur volonté... Si tous ont décidé de mentir pour une raison ou pour une autre, ils doivent en assumer les conséquences.
- Qu'est-ce que tu comptes faire ?
- ... Interroger Anthony une dernière fois. S'il ne craque pas pour de bon et ne me donne pas un récit crédible de ce qui s'est passé, je ne pourrai pas justifier auprès du commissaire de passer plus de temps sur cette affaire. Ils seront placés en détention provisoire et, au fond, la véritable enquête ne commencera que demain... Si l'un d'eux fait des aveux au juge d'instruction, alors il pourra faire libérer les deux autres, s'il le souhaite.
- ... Pendant que tu interroges Anthony, j'aimerais pouvoir revoir Andy, seul à seul.
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je préfèrerais que tu interroges Anthony avec moi.
- Nous n'avons plus beaucoup de temps. Si tu ne parviens pas à faire craquer rapidement Anthony, je n'aurais pas vraiment les moyens de t'aider.
- Et avec Andy ?
- C'est le seul qui, peut-être, accepterait de baisser un peu sa garde si je l'interrogeais seul à seul.
- Bon. Tu descendras avec moi aux cellules. J'irai chercher Anthony et toi, tu pourras rester dans celle d'Andy.
- D'accord."

 

Mardi, 16h.