By Plane

C1 : Je me déplace de plus en plus vite à travers le monde.

By plane


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" Je m'appelle Éric, j'ai 30 ans et je marche. J'enregistre ce message alors que je traverse seul l'ouest des États-Unis - à pieds, en train, en auto-stop - entre Kansas City (Kansas) et San Francisco (Californie). Je suis actuellement quelque part entre Salina et Denver ; quelque part le long de la route 40 dans l'État du Colorado.
D'après ma carte, je ne sais pas où je pourrai dormir ce soir mais ce n'est pas vraiment un problème : j'ai dans mon sac à dos de quoi passer tranquillement la nuit à la belle étoile. Pour le reste, je n'ai qu'à suivre la route. Toujours tout droit, jusqu'à l'horizon.
On est à la mi-saison et le temps est agréable : il ne fait ni trop chaud ni trop froid pour marcher. Pas de risque de pluie. Pourvu que ça dure...
Mon but, bien évidemment, serait quand même de rallier un patelin avant la nuit, histoire de ne pas abuser des charmes de la belle étoile. Mais ce n'est pas toujours possible, surtout dans cette partie de l'itinéraire.
Une fois dans un bourg ou un village, ma carte de crédit et mon téléphone portable résoudront facilement tous mes problèmes et mes besoins. Comme à la maison. Mais, en attendant, je marche.
Qu'est-ce que je fais là ? Disons que j'essaie de recoudre entre eux certains éléments du temps et de l'espace qui s'étaient trop éloignés sans que je ne m'en aperçoive. C'est compliqué à dire... et d'ailleurs je ne suis pas sûr de vraiment tout comprendre.
Où vais-je ? Mon seul véritable repère entre le Kansas et San Francisco est de passer par le village de Hitch Town. Avant Denver mais sans doute pas à moins de 100 km d'ici. Autant dire que j'attends avec impatience que quelqu'un me rapproche en auto-stop.
Malheureusement, la route n'est pas beaucoup fréquentée en ce moment.
Hitch Town est un village que je connais bien. C'est même le seul village que je connaisse dans tous les États-Unis. Pourtant je ne m'y suis jamais rendu à pieds... Il faut dire que "aller à pieds" n'est pas vraiment une mode dans ces immenses régions. A moins d'être touriste ou vagabond. Et encore... Tout se fait en voiture (camionnette ou pick-up de préférence) : jamais de trottoir, que des parkings. Et moi, je marche...

En fait, c'est mon père qui "inventa" ce trajet il y a une quarantaine d'années.
Il venait de finir ses études et avait publié une thèse très remarquée. Une université de San Francisco le contacte et lui propose un poste de maître de conférence. Fou de joie, mon père accepte et décide, pour fêter ça, de traverser seul tout l'ouest des États-Unis pour aller prendre son poste.
Un avion le dépose à Chicago, puis un autre à Kansas City et le reste se fera à pieds, parfois en train ou en auto-stop. Et en combien de temps ? Un peu plus de quatre mois...
Hitch Town était située, par le plus grand des hasards, vers la moitié de son parcours. C'était, déjà, un des villages ruraux les plus banals que l'on pouvait rencontrer au coeur des États-Unis. Un camion à bestiaux l'avait déposé dans le centre-ville, près de l'hôtel-cafétéria, de la mairie et du salon de coiffure.
Une fois installé au comptoir de la cafétéria, le shérif (le vrai) était venu se présenter et lui demander poliment qui il était. C'est une pratique encore très courante dans ces petits univers où, sans être méfiant, tout le monde aime bien connaître tout le monde.
Visiteur ou vagabond ? Une fois votre identité connue et votre statut établi, il n'y a plus de problème. Sans même que l'on s'en aperçoive, la nouvelle se répand comme une traînée de poussière et, en quelques heures, on parle de vous comme du "touriste français". Les visages et les portes s'ouvrent plus facilement.
La France... ah, la France ! Parler de la France dans un coin perdu des États-Unis. Ce n'est pas comme être routier ou représentant de commerce. Une fois sur deux, plutôt que de vous indiquer un hôtel, un habitant vous propose de vous accueillir et de vous héberger le temps de votre séjour.
Ah, la France... Et c'est ce qui s'est passé pour mon père il y a une quarantaine d'années en arrivant à Hitch Town. Et c'est ainsi qu'il a rencontré ma mère.
Qu'est-ce que je fais là ? J'essaie sans doute de retrouver des traces de pas laissées il y a quarante ans avec l'espoir de poser mes pieds à l'intérieur...
Où vais-je ? Au-delà d'Hitch Town, je ne sais pas.

Effectivement, je connais bien Hitch Town et, un peu plus loin, la ferme de mes grands-parents. Je ne sais pas vraiment de quelle manière mon père y fut accueilli et hébergé pour quelques jours.
Ah, la France... Je sais qu'il parla longtemps de la France à ses hôtes américains. Et il rencontra leur fille, "très curieuse mais très timide à l'époque".
L'histoire telle que je la connais se déroula de la plus parfaite des manières. Après quelques jours de conversations et de promenades, mon père reprit sa longue route vers San Francisco en promettant de lui écrire. Une fois installé, des séries de lettres traversèrent l'ouest des États-Unis jusqu'à ce que le jeune homme propose à la jeune fille de le rejoindre. Le jeune homme était sérieux et avait une bonne situation. La jeune fille rêvait d'amour, de voyages et de Californie. Les bons fermiers de Hitch Town ne s'opposèrent pas à son départ.
Elle le rejoignit à San Francisco, s'installa avec lui, trouva un emploi et ils se marièrent quelques mois plus tard.
Bilan de l'histoire : mon père est originaire du midi de la France, ma mère du fin fond du Colorado et moi je suis né en Californie il y a trente-quatre ans.
Depuis, je peux dire que j'ai vu du pays. J'en ai vu et j'en ai encore plus survolé.
Vacances chez mes grands-parents français : vol long-courrier et TGV.
Vacances chez mes grands-parents américains : vol intérieur et route.
Études à New York. Stage en Australie (Sydney). Quelques séjours en Amérique du Sud. Puis Londres où j'ai construit ma vie.
Qu'est-ce que je fais là ? Je perds mon temps. J'ai l'impression de ne pas avancer.
Où vais-je ? Je crois que, pour l'instant, je m'en fiche un peu.

Quand Estel, ma fiancée, m'a quitté, j'ai sombré dans une profonde dépression.
Disons que c'est de cette manière que mon psy m'a présenté les choses. Pour moi, je souffrais surtout d'une envie de vomir permanente et la moindre contrariété m'incitait à me jeter sous un autobus (je ne suis jamais passé à l'acte mais c'était quand même pénible à supporter).
Ici, où tout est plat et désert, c'est vrai que l'envie de me jeter sous un bus ne m'effleure même pas l'esprit : j'aimerais tellement en voir un à l'horizon... En fait, perdu sur cette route, je ne vois même pas comment un suicide serait envisageable. Et puis cela signifierait de rester ici encore de longues années avant que quelqu'un puisse retrouver mon corps. Comme disait mon père : "Plutôt crever que de rester ici." Comme lui répondait ma mère : "Mais l'un n'empêche pas l'autre, mon chéri."
Ils s'aiment depuis quarante ans et Estel n'est pas restée deux ans avec moi. Pourtant c'était aussi une belle histoire. Et j'étais persuadé que c'était la bonne.
Je l'avais rencontrée dans le métro, par le plus grand des hasards.
Dans la foule anonyme, quand vous souriez à quelqu'un et que la personne vous rend votre sourire, vous comprenez que vous avez à faire à une personne spéciale. Différente.
Sourire. Se parler un peu. Se revoir par hasard. Parler un peu plus.
Il n'y avait aucun rendez-vous entre nous. Juste des concordances d'emploi du temps. Parfois l'un de nous manquait à l'appel : la journée suivait son cours dans l'attente du lendemain.
Tous nos collègues de l'époque cherchaient l'âme soeur par Internet ou s'inscrivaient dans des adresses de speed-dating. Pour nous, ça n'allait pas vite mais il y avait déjà du suspens.
Au début, je ne connaissais ni son prénom ni son mail ni son numéro de téléphone : chaque jour, elle pouvait disparaître à tout jamais sans laisser de trace.
Pour elle, j'étais Français. Je lui parlais surtout de la France. Ah, la France... Qu'est-ce que ça peut plaire aux femmes. Encore plus que la Californie et l'Australie réunies. Quant au Colorado...
Et puis nous sommes devenus vraiment amis. A chaque pas de plus vers elle, elle répondait par un sourire. A ses côtés, je me sentais d'une légèreté incroyable. Lorsque je l'ai invitée à dîner, c'était la première fois que je la voyais à l'air libre.
C'était bien une histoire parfaite. Je l'ai emmenée voir mes parents en Californie, mes grands-parents dans le midi et puis nous avons fait quelques voyages : l'Australie, la Chine, la Polynésie... Et nous avons vécu ensemble pendant près de deux ans. Jusqu'à ce qu'elle parte...
Elle est sans doute toujours obligée de prendre le métro mais je ne l'y ai plus recroisée depuis. Contrairement à ce que je pensais, face à une telle masse de gens, il ne suffit pas de chercher pour trouver quelqu'un.
Et le problème est que, même si je cherchais quelqu'un d'autre, je ne souris plus à personne : je n'ai donc plus aucune chance. C'est mathématique.
Qu'est-ce que je fais là ? Disons que je m'aère un peu la tête et tout le reste...
Où vais-je ? Chez mes grands-parents américains que je n'ai plus vus depuis de longues années. Ils sont vieux maintenant mais ils sont toujours ravis de m'accueillir. Ils seront contents de me voir. Je serai bien là-bas.

Je n'ai jamais vraiment compris les raisons de son départ. Tout n'allait pas toujours bien mais l'avenir était devant nous. Pour moi, cette histoire devait continuer : le début était tellement parfait.
En fait, je crois que, si elle correspondait toujours à mes rêves, moi je ne correspondais déjà plus aux siens. C'est assez dur à avaler et je préfère ne plus trop y réfléchir.
Mon psy m'a conseillé de me fixer de nouveaux défis, de "reconstruire mon avenir" en repartant de mes désirs les plus profonds. Alors j'ai fait comme beaucoup de monde : je me suis lancé dans l'action humanitaire. Mais à grande échelle. J'étais très efficace. Je suis parti en mission en Afrique, au Viêt-Nam, en Indonésie, au Honduras...
Pour mes proches, je suis devenu quelqu'un de bien. Quelqu'un de "vraiment important". Mes engagements étaient beaux. Mes causes étaient justes. Pour eux, j'aidais des gens à survivre et à être heureux...
Mais, en fait, je traversais le monde alors qu'Estel était restée dans le métro. Je pensais à cela tous les matins.
Dans les avions, les conversations ne sont pas les mêmes. Les gens sont attachés les uns à côté des autres pendant des heures : ils sont quasiment obligés de se parler. Et puis ils se disent tout en une seule fois puisqu'ils ne sont pas sensés se revoir le lendemain matin.
De toute façon, Estel avait peur de l'avion. Sans moi, elle n'est pas prête de remettre les pieds dans un aéroport.
Je crois qu'une des raisons qui m'ont poussé à me perdre ici est la recherche d'un anonymat total. A chaque fois que je rencontre quelqu'un (ce qui n'arrive pas très souvent), je me présente et je raconte un peu ma vie. Et c'est bizarre car, d'une personne à l'autre, je ne raconte jamais la même chose. Ce ne sont jamais les mêmes épisodes qui me reviennent.
Ça me semblait dur à admettre mais j'ai compris que l'humanitaire commençait à me lasser. Pire, à me dégoûter. Il m'a fallu du temps pour accepter une idée tellement incorrecte.
Cela s'est encore traduit par des envies de vomir régulières et des rêves de catastrophes aériennes...
Je suis retourné à Londres. Je travaille maintenant dans le recrutement de personnels humanitaires, histoire de ne pas renoncer complètement à mes idéaux.
Je me déplace beaucoup moins. Je ne fais plus que quatre ou cinq voyages par an.
Qu'est-ce que je fais là ? J'entends au loin un moteur de voiture et j'espère que quelqu'un est en train de s'approcher de moi.
Où vais-je ? Tout droit direction Denver, puis les routes secondaires 77 et 82.

Un jour, mon psy m'a dit : "Avec tous les voyages que vous avez faits, le monde doit vous sembler petit, non ?"
C'était en fin de séance, au moment de partir. Je reprenais ma veste et j'ai répondu : "Oui. J'ai calculé que je faisais l'équivalent d'au moins un tour du monde chaque année. Et je suis habitué à changer de continent en seulement cinq ou six heures."
"Cinq ou six heures... Quand on pense que c'est le temps qu'il faudrait pour aller à pieds d'ici jusqu'à l'aéroport."
Aller à pieds à l'aéroport. Si elle n'était pas venue de mon psy, voilà l'idée que j'aurais jugée la plus débile du monde.
Ou peut-être est-ce le moment ou la manière dont il a prononcé cette phrase. "Aller à pieds d'ici jusqu'à l'aéroport."
En cherchant sur Internet, j'ai trouvé que la vitesse moyenne de la marche à pieds était d'environ 4 kilomètres par heure (soit entre 20 et 24 kilomètres en cinq ou six heures).
Je m'étais déjà intéressé à des types qui se lançaient dans la traversée d'un pays, d'un continent ou d'un désert à pieds. J'ai pu observer les douleurs de populations où tout se faisait au moyen de la marche à pieds : aller chercher de l'eau, de la nourriture, fuir... Et puis il y avait ce voyage à pieds de mon père entre Kansas City et San Francisco qui, il faut bien le dire, m'avait toujours fasciné. Mais bon, aller à pieds à l'aéroport... Marcher six heures pour finalement prendre un avion.
Quand j'étais petit, pour parler de quelqu'un de totalement incohérent, ma mère disait : "Il nage en pull-over" (He's swimming with a pull-over). Et je crois que l'expression venait de ma grand-mère américaine.
Aujourd'hui je pourrais aussi bien dire "He's walking to the airport", l'impression serait la même.
Pourtant, une fois, mon père s'était mis un pull-over et s'était jeté dans la piscine de mes grands-parents, dans le midi. Je me souviens avoir ri jusqu'à m'en tordre le ventre en le regardant faire des brasses. Il disait à ma mère : "Alors, ça ne te rappelle rien ?". Je me demande bien ce qui avait pu se passer juste avant... Enfin bon, il l'avait fait.
Alors, qu'est-ce que je fais ici ? L'envie de revivre l'itinéraire de mon papa... Le besoin de faire quelque chose de totalement stupide... En fait, c'est surtout que je n'avais plus aucune autre idée pour me débarrasser de cette envie de vomir. Pour l'instant, ça va... Estel est partie. Mon psy est à la retraite. Ma famille et mes amis pensent que je fais un métier formidable. Que faire à part un truc totalement stupide ?
Et puis j'ai envie de retrouver le Colorado. De m'y enfoncer jusqu'au cou. De l'emporter dans mes chaussures. C'est la région du monde que j'ai le plus négligée alors que j'ai la chance d'y avoir des gens qui m'aiment. Mes grands-parents. Mes cousins. Et puis Sarah.
Cela fait des années que je ne l'ai pas revue. Douze ou treize ans peut-être... Elle doit avoir trente-quatre ans elle aussi. Je sais qu'elle s'est mariée et qu'elle a deux enfants maintenant. Je sais qu'à une époque, elle aussi, elle aurait était prête à me suivre... Elle me donnera l'image de ce qu'aurait été ma vie si, moi, j'avais été prêt à rester.
Où vais-je ? Toujours tout droit et toujours à pieds. Le bruit de moteur s'est évanoui. Un avion passe au loin. Où qu'il aille, il sera arrivé bien avant moi... Mais bon, son destin à lui est de sans cesse repartir. "

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