Mary-Jane

 

Se souvenir.

Quelques minutes...

Mary-Jane

23h27

Matthias réfléchissait les yeux ouverts et Leila dormait à côté de lui.
Après la discussion qu'ils venaient d'avoir, il avait l'impression qu'il ne dormirait pas de la nuit. Elle, apparemment, n'avait pas éprouvé de difficulté pour trouver son sommeil. Pourtant, c'était elle qui avait commencé... C'était elle qui avait posé toutes ces questions bizarres... et c'était elle qui avait fini par s'énerver. Et c'était elle qui s'était finalement endormie la première.
Alors pourquoi lui avait-elle posé toutes ces questions ?... Qu'aurait-il dû lui répondre ?
« - Matthias, tu dors ?...
- Oui.
- Qu'est-ce qui... le jour de ta mort...
- Quoi ma mort ? »
Et dire qu'en se couchant il l'avait regardée se déshabiller et que l'idée de lui faire l'amour lui avait plusieurs fois traversé l'esprit. Il la trouvait si belle.
Pourquoi ne l'avait-il pas prise dans ses bras ?... S'il avait su, il aurait plus insisté...
« - Le jour de ta mort, comment est-ce que tu sauras que tu as fait tout ce que tu devais faire dans ta vie ?
- Quoi ?
- Il n'y a pas longtemps, j'ai vu un reportage. Je ne sais plus de quoi il parlait mais il y avait une vieille dame qui racontait qu'elle pouvait mourir contente car elle avait fait tout ce qu'elle voulait faire dans sa vie...
- Et alors ?
- Et alors, elle n'avait plus peur.
- Et toi, tu as peur ?
- Tout le temps.
- Tout le temps ?
- En ce moment, j'ai l'impression d'y penser tout le temps... A notre âge, c'est stupide.
- Ce qui est stupide, c'est de dire aux autres qu'on n'a pas peur de mourir.
- Moi, j'aimerais bien le dire... »

Il se souvenait qu'il avait sommeil mais que Leila avait peur. Elle parlait de la mort et elle en avait peur. Leila avait peur de beaucoup de choses. Mais lui, justement, aimait être là pour la rassurer. Ce soir-là, il n'y était pas arrivé et c'était sans doute ça qui l'énervait le plus.
Lui, ce qu'il aimait par dessus tout, c'était justement le sentiment de pouvoir la protéger. La prendre dans ses bras et la rassurer. Mais, là, cela n'avait pas suffi. Protéger Leila... Juste l'aimer et la rassurer.
La protéger contre quoi ? A ce moment-là, il ne le savait pas vraiment mais ça lui rappelait que, tout petit déjà, il aurait aimé se sentir capable de protéger sa mère et ses sœurs....
Pourtant, dans la famille, il était le petit dernier, le petit ange : celui que l'on entourait de toute l'affection possible mais dont personne n'attendait qu'il soit un héros. Et lui, chaque jour de sa vie, il avait imaginé les mille façons possibles de devenir enfin l'homme admiré de la famille. Le héros... Mais aucune opportunité ne s'était jamais présentée : la vie normale, jour après jour. Ce soir-là, en repensant à cela, il repensait aussi à toutes les autres filles du monde... Voisines, amies, visages croisés : toutes celles qui lui avaient plu et auxquelles il n'avait jamais eu l'occasion de montrer son courage. Quel dommage...
Protéger les filles pour qu'elles vous regardent et vous aiment. Toutes. Toutes celles qui venaient chez Mary-Jane... observer toutes les femmes du monde chez Mary-Jane. C'était là qu'il les avait rencontrées. Et c'était là qu'il retournait parfois les voir. Matthias commençait à s'endormir et ses souvenirs défilaient dans sa tête pour le ramener, une fois de plus, chez Mary-Jane.
Quel âge avait-il la première fois ? Quatre ou cinq ans peut-être. Pas plus. C'était même les premiers véritables souvenirs de sa vie. Ceux dont il n'avait jamais parlé, et qu'il revisitait régulièrement comme un jardin caché...
Sa mère l'emmenait souvent avec elle chez Mary-Jane. Il se souvenait que, là, elle ne s'occupait plus de lui. Il était là, il la regardait et elle regardait ailleurs. Ses grandes sœurs venaient elles aussi, mais elles ne restaient jamais près de lui. Toute la famille se dispersait. Et lui restait, au milieu du monde.
Il avait le souvenir d'une... agitation intense, de mouvements frénétiques.
Des femmes qui ressemblaient à sa mère, des filles qui ressemblaient à ses sœurs, et d'autres qui ne ressemblaient à personne. Tout un univers féminin qui marchait et s'agitait dans tous les sens. Et lui qui regardait tout cela en levant les yeux... Il était encore capable de reconstituer chaque détail de la boutique telle qu'il l'avait découverte ce jour-là.
L'enseigne lumineuse, la rue Tapis-Vert. Il y avait... quatre ou cinq salles, très lumineuses. Des escaliers. Toutes les femmes portaient des bacs en plastique blanc, empilés à chaque entrée du magasin. Et puis des bijoux. Des bijoux partout. Même à sa hauteur, Matthias se souvenait qu'il pouvait toucher des dizaines de bracelets, de colliers, des boucles d'oreille, des broches, des barrettes à cheveux... Mais on ne lui donnait jamais de bac en plastique.
Il semblait y en avoir pour le monde entier. Et le monde entier être là, dans une sorte de supermarché de l'univers féminin... Les images lui revenaient en tête pendant qu'il repensait encore aux questions bizarres de Leila...

« - D'après toi, c'est quoi la dernière chose à laquelle on pense avant de mourir ?
- Laisse-moi dormir.
- Matthias, s'il te plaît. J'ai besoin de parler avec toi.
- ...A mon avis, ça dépend des cas. Des fois, il y en a qui souffrent beaucoup... et qui ne doivent pas penser à grand-chose.
- Mais ça, ce sont des cas particuliers.
- Devenir vieux, tu trouves que c'est un cas particulier ?
- Même quand tu deviens vieux tu peux quand même réfléchir à ce qui va t'arriver, non ?
- Oui, peut-être... »
Matthias avait vécu son enfance entre sa mère, ses sœurs, sa grand-mère et Mary-Jane. Il n'y avait pas eu d'homme à la maison... Du moins il ne s'en souvenait pas. Chez Mary-Jane, les hommes attendaient tous, ou presque, à l'entrée du magasin. Il était presque le seul garçon à y entrer et il avait appris à aimer cela.
Tout en y pensant, le visage qui lui revenait en mémoire était celui de Mme Ahmid, la mère d'un de ses copains de classe. Il la croisait tous les jours et la considérait comme la plus belle femme du monde. Plus belle que sa propre mère... Elle lui souriait toujours mais elle ne lui faisait jamais la bise à cause de son rouge à lèvres. Elle discutait avec sa mère :
« Vous verrez, madame, dans quelques temps, il va faire tourner la tête de toutes les petites filles. »
Quand il pensait à elle, il se souvenait qu'elle portait toujours des bijoux magnifiques. Toujours les mêmes, mais beaucoup plus beaux que ceux qu'il voyait chez Mary-Jane. Plus gros et plus brillants. Il pouvait le dire car il connaissait la boutique quasiment par cœur. Vers 7-8 ans, il y allait tous les week-ends avec sa mère ou avec ses sœurs. « Les filles, je ne serai pas là cet après-midi. Vous vous occuperez de Matthias. » Une fois dans le magasin, il promettait de ne pas quitter la boutique et il déambulait, seul, pendant de longs quarts d'heure, le nez à la hauteur des bacs en plastique qui tournaient autour de lui.
Les bijoux de chez Mary-Jane étaient brillants mais légers et beaucoup étaient très fragiles. Matthias avait fini par remarquer que, là où Mme Ahmid portait invariablement les mêmes pierres, sa mère et ses sœurs en changeaient presque toutes les semaines. Ce n'était pas les mêmes sortes de bijoux. Ainsi, en regardant Mme Ahmid, il avait compris que l'univers féminin - celui des bijoux - n'existait pas que chez Mary-Jane.
Chez Pellegrin, par exemple...

« - Moi, j'ai peur de mourir un jour en me disant que j'ai gâché ou oublié quelque chose d'important.
- Mais gâché quoi ?
- Gâché ma vie ! N'avoir pas fait tout ce que j'aurais pu faire ou être devenu quelqu'un que je n'aime pas. Si tu as fait tout ce que tu désirais faire alors tu peux mourir en souriant. Mais, quand on vit, c'est comme si c'était toujours trop tard...
- Tu sais, moi, quand j'étais petit, je voulais devenir footballeur professionnel et je sais déjà que cela n'arrivera pas. Pilote de course non plus, d'ailleurs.
- Oui mais ça tu sais que tu n'aurais pas pu y arriver de toute façon...
- Peut-être... mais c'est déjà une manière de se sentir vieux, non ?
- Matthias, moi j'essaie de te parler sérieusement.
- Et moi ? Qu'est-ce que tu crois que je fais ?! »
Les bijoux de Mme Ahmid venaient-ils de chez Pellegrin ? Matthias n'avait jamais osé le lui demander mais il savait qu'il existait un autre univers du bijou. Un dans lequel on n'allait que rarement, dans lequel on achetait peu mais pour, ensuite, garder toute sa vie.
Matthias se souvenait aussi d'une conversation qu'il avait eue, un jour, avec sa grand-mère. En rentrant du lycée, sa sœur aînée avait réuni toute la famille pour montrer fièrement une nouvelle bague offerte par son petit copain de l'époque. Une jolie bague, pas la plus belle qu'elle ait jamais eue mais celle dont elle semblait la plus fière. Au milieu des compliments de ses soeurs, il se souvenait du sourire de sa grand-mère. Elle avait mis ses lunettes pour regarder l'objet et avait simplement dit : "C'est joli. Mais, si tu lui plais vraiment, il faudra bien qu'un jour il aille chez Pellegrin !" Et sa sœur avait répondu d'un air surpris : "
Oh, on en est pas encore là, tu sais."
N'ayant pas compris l'allusion, Matthias avait ensuite interrogé sa mère : elle lui avait expliqué que la bijouterie Pellegrin était l'une des plus réputées de Marseille, celle où traditionnellement les jeunes gens allaient acheter leur bague de fiançailles avant de demander une jeune fille en mariage. "Aller chez Pellegrin", dans une histoire d'amour, avait donc un sens précis. Alors que "aller chez Mary-Jane" ne nécessitait pas vraiment de motif particulier.
Plus tard, un jour où Matthias était passé devant la fameuse enseigne de la bijouterie Pellegrin, il avait longtemps regardé à travers la vitrine : ni les bijoux présentés, ni leur prix, ni l'ambiance à l'intérieur de la boutique n'avaient grand-chose à voir avec Mary-Jane. C'était... autre chose.
Comme beaucoup de personnes qui passaient dans la rue, Matthias n'avait pas eu l'idée de sonner à la porte pour que l'on vienne lui ouvrir. Pellegrin ne faisait pas partie de son univers. Pas encore. Quelques jours plus tard, il avait demandé à sa grand-mère de lui parler des bijoux qu'elle possédait. En souriant, elle lui avait montré qu'elle n'en avait que quelques uns rassemblés dans un coffret. Tous venaient, justement, de chez Pellegrin. Tous lui avaient été offerts par son mari. Tous correspondaient à un événement important de sa vie : ses fiançailles, son mariage, la naissance de chacun de ses enfants.
« A mon époque, tu sais, les femmes n'achetaient jamais leurs bijoux. C'était les hommes qui devaient nous les offrir. Aujourd'hui, c'est différent. »
Ce fut d'ailleurs l'une des dernières conversations qu'il avait eue avec elle.
Depuis, chacun de ses précieux bijoux appartenait à l'une de ses sœurs qui les gardaient soigneusement mais ne les portaient quasiment jamais...

 

« - Mais, pour toi, c'est quoi alors la mort ?
- Tu m'énerves. Je n'en sais rien. C'est quelque chose de simple : les gens vivent et meurent. Ils disparaissent, on ne les voit plus, on ne leur parle plus et la vie continue quand même.
- Donc, toi t'en as pas peur.
- Mais oui, j'en ai peur. Tous les jours je cherche à l'éviter mais, quand ça m'arrivera - le plus tard possible - je ne vois pas ce que je pourrai y faire.
- ...
- Tu sais, moi j'ai été élevé avec ma grand-mère à la maison. Elle devenait plus vieille chaque année. Elle faisait de moins en moins de chose... Un jour, je suis rentré du collège et elle n'était plus là... C'est tout.
- Elle est morte de quoi ?
- ... Je ne sais même pas. Elle était vieille et ma mère m'a dit qu'on l'avait emmenée à l'hôpital. Elle est morte sans que je l'ai revue.
- ...
- Elle devenait de plus en plus faible, elle était toujours fatiguée et, pourtant, elle souriait toujours... Elle n'avait pas l'air de se poser des centaines de questions sur ce qui allait lui arriver.
- C'était quelque chose de normal pour elle ?
- Je ne sais pas. Elle est morte, tout le monde a été triste et puis, deux semaines plus tard, ma plus grande sœur s'est installée dans sa chambre... Ma mère aussi a eu beaucoup de chagrin et puis la vie a continué.
- Pour toi, elle est partie d'un seul coup. Mais, pour elle et pour ta mère, ça n'a pas dû être aussi simple.
- ...En tout cas, si je pouvais partir aussi simplement qu'elle, moi, ça me conviendrait. On se souvient de toi et la vie continue.
- Moi, je crois que j'aurais envie d'autre chose... mais je ne sais pas quoi.
- Alors, s'il te plait, essaie de dormir... »

 

 

« - Quand tu es seul et que tu penses à la mort, de quoi est-ce que tu as peur ?
- Tu veux vraiment qu'on recommence à s'engueuler ?
- Non, mais j'ai envie que tu me parles. J'ai pas envie de croire que je suis la seule à avoir la trouille. Ou alors c'est que je suis débile.
- Non... mais ce sont des choses dont on ne parle pas. Bien sûr, j'y pense mais je ne sais pas quoi te dire.
- Pourtant, tu dis qu'on peut se parler de tout...
- Mais évidemment qu'on peut en parler. C'est juste que je ne m'y attendais pas. Et que je ne sais pas bien expliquer ce que je pense au sujet de la mort, c'est tout.
- ... Je me sens seule, Matthias, à chaque fois que j'y pense. »


Il avait rencontrée Leila au collège. Lui faisait partie "des garçons", et elle faisait partie "des filles". Matthias se souvenait que, à son grand regret, les deux tribus se croisaient mais ne se mélangeaient guère. Et puis, un jour, les choses avaient changé. Il ne fallait plus se moquer des filles : "Kevin est sorti avec Marina." C'était ça désormais qu'il fallait dire et c'était ça qu'il fallait faire. La mode avait changé.
La mode des filles aussi avait changé. Elles ne s'habillaient plus de la même manière, certaines portaient des bijoux venus de chez Mary-Jane. Elles regardaient les garçons et en parlaient pour les comparer. Et Matthias s'aperçut que les filles le trouvaient plutôt mignon : "beau gosse" et juste assez timide... C'était Marina qui, après avoir largué Kevin, lui avait dit que "un joli sourire, ça vaut mieux qu'une grande gueule."
Après Marina, Leila était la troisième fille que Matthias avait embrassée. Grâce à un rendez-vous justement arrangé par Marina qui se mêlait toujours de tout. On leur disait déjà qu'ils formaient un joli couple. Ils étaient restés ensemble jusqu'en troisième... et puis au lycée. Pourquoi aussi longtemps ? Il la trouvait belle. Il adorait la voir sourire. Il la touchait, il l'embrassait. Elle aimait ça, elle rougissait et elle souriait. C'était simple et de mieux en mieux.
Grâce à elle, il avait pu retourner chez Mary-Jane et tout redécouvrir d'un oeil nouveau. Il n'accompagnait plus sa mère, en cachette des autres, mais il venait seul, comme un adulte. Il achetait pour offrir. Il aimait faire plaisir et il regardait Leila sourire. Il pouvait même conseiller les autres garçons sur les cadeaux qu'ils pouvaient faire. Tant que Leila souriait, il avait envie de lui faire plaisir. A cette condition-là, il n'avait pas vu le temps passer...
Et puis ils avaient fait l'amour ensemble. Ils avaient tout découvert ensemble. D'abord une fois, et puis plusieurs. Et puis ils avaient pris l'habitude d'en parler, de tout se dire. Et, depuis, il l'aimait toujours...
Le premier soir, c'était elle qui avait tout organisé. Lui, il y pensait depuis longtemps mais il n'avait jamais l'occasion de rester seul avec elle dans des conditions idéales... Chez lui, il y avait toujours du monde. Et ses sœurs lui demandaient souvent de ne pas rentrer trop tôt après les cours...
Leila avait noté un vendredi soir où ses parents ne seraient pas chez elle.
Ils devaient sortir au cinéma et elle l'avait simplement prévenu que, après le film, elle pourrait "l'emmener chez elle". Rien de plus mais il avait pu imaginer le reste pendant toute une semaine.
Finalement, il n'étaient pas allés au cinéma. Ils s'étaient retrouvés vers 19 heures pour manger un sandwich. Vers 19h30, ils avaient estimé qu'il faisait froid et qu'il n'y avait rien d'intéressant à l'affiche : quitte à voir un film, autant rentrer regarder une cassette ou un DVD. Une fois la décision prise, Leila l'avait emmené jusqu'à son immeuble.
Il se souvenait de chaque détail : elle serrait fort sa main dans la sienne. Elle était froide, crispée. Lui souriait alors qu'il n'en menait pas large. Elle semblait avoir tout décidé et ça l'arrangeait bien. La rue, l'immeuble...
Une fois entrés, ils montèrent trois étages et Leila ouvrit la porte de chez elle. Au moment d'entrer, il tremblait en pensant que, peut-être, ils étaient rentrés trop tôt mais, comme Leila l'avait prévu, l'appartement était déjà vide. Elle alluma les lumières du salon. Il la prit une première fois dans ses bras, l'embrassa et la serra fort contre lui sans rien dire.
Tout ce qu'il avait imaginé commençait à se réaliser : il tremblait de partout... Il se souvenait encore de cette émotion qu'il n'avait ressentie qu'un seule fois dans sa vie.
Leila l'embrassa à son tour. Lentement. Elle semblait plus détendue. Matthias se demandait si elle oserait aller plus loin ou si lui oserait prendre les devants... Et puis elle avait commencé, doucement, à remuer ses hanches contre les siennes. Plus tard, elle lui avait expliqué qu'elle avait fait cela "simplement pour que les choses soient claires". Elle bougeait et elle se serrait contre lui comme une femmes sensuelle : le corps de Leila n'avait jamais été aussi proche du sien. Il en sentait chaque forme, sa poitrine, son ventre...
Puis elle l'avait pris par la main pour le conduire vers sa chambre et sa main à elle était toujours un peu froide. Ils ne s'étaient toujours rien dit, Matthias trouvait ce silence un peu gênant mais il se souvenait encore qu'il aurait été bien incapable d'articuler quoi que ce soit. Elle ouvrit la porte et alluma une lampe...
Avant ce soir-là, lorsqu'il imaginait la première fois où il ferait l'amour, il s'était posé la question de savoir si cela se passerait avec ou sans lumière. Que verrait-il ? Que ressentirait-il ? Au total, il avait pris le temps d'envisager les deux scénarios mais il se disait que, pour la première fois, il préférerait éteindre les lampes. Mais ce n'était pas un scénario. En tout cas, jusque là, ce n'était pas lui qu'il avait écrit.
Elle l'embrassa de nouveau et alla s'asseoir sur le lit... Matthias avait mis quelques secondes avant de comprendre que, là, elle voulait que ce soit lui qui prenne les choses en main. Elle le regardait sans rien dire et il se décida à la rejoindre.
Il passa d'abord sa main sur sa nuque, il caressa sa poitrine puis son ventre et encore plus bas. Elle le laissait continuer. Elle fermait les yeux...
Matthias se sentait seul pour décider ce qu'il fallait faire. Il ressentait un plaisir immense à chacun de ses gestes. Il voulait continuer mais ne pas... se tromper. Il voulait aller plus loin mais... pas trop vite ni trop lentement...
Son sang battait de plus en plus fort à chaque contact entre sa peau et la sienne.
Il commença à la déshabiller. Il déboutonna son chemisier, décrocha son soutien-gorge et, peu à peu, tout le reste. Il se sentait maladroit mais elle lui souriait et continuait à ne rien dire. Il ne s'attendait pas vraiment à cela.
Dans les scènes qu'il avait imaginées - ou dans les films qu'il avait vus - les filles étaient beaucoup plus actives et démonstratives. Là, Leila attendait.
Immobile mais sûre d'elle... c'était à lui de prendre ce qu'elle lui offrait. Il la touchait, il l'embrassait. De plus en plus loin et Matthias s'enhardissait Il se retenait de moins en moins. Tout son corps se tendait vers elle. Il voulait se déshabiller. Montrer son désir sans plus se poser de questions. Mais... ni trop vite ni trop lentement.

Il se souvenait en souriait que, quand ils furent complètement déshabillés, il dut s'interrompre pour mettre un préservatif. Ils en avaient déjà parlé lorsqu'ils avaient évoqué le jour de leur "première fois".
Heureusement d'ailleurs, car il avait pu s'entraîner à l'avance... Son excitation était telle que cet effort de concentration lui était apparu presque comique. Il n'était pas encore en elle mais il se retenait déjà de se laisser aller... Il devait se retenir. Ni trop vite ni trop lentement.
Lorsqu'il ouvrit le préservatif, Leila lui proposa de l'aider. Il refusa presque sèchement. Il sentait que, si elle venait à le toucher, il ne contrôlerait définitivement plus rien. Après cet instant bizarre, il revint vers elle et il se glissa doucement entre ses cuisses.
Qu'avait-t-il ressenti à ce moment précis ? A quoi ressemblait le visage de Leila ? Il ne s'en souvenait plus. Il la touchait, il était en elle. Il réalisait qu'il accomplissait ce à quoi il avait pensé des centaines de fois. Mais il devait se retenir. Il était en elle... Il devait se retenir. Il était en elle... Il devait se retenir. Il ne se souvenait de rien d'autre. Elle était là. Elle le regardait. Il la pénétrait. Il lui faisait l'amour. Il la...
Ce qui jaillit de lui fut comme une immense délivrance. Comme la fin délicieuse de son effort. Une sensation bien éloignée de celles qu'il connaissait déjà. Plus forte ? Différente. Et Leila était là.... Elle le serrait dans ses bras et il l'embrassait. Il avait besoin de lui parler, de lui dire quelque chose mais il ne savait pas quoi.
Ils restèrent enlacés plusieurs minutes. Elle respirait fort. Il avait la gorge sèche. Elle était moite de sueur.
Ils s'étaient séparés et Leila s'était tout de suite recouverte avec le drap de son lit. Comme elle ne brisait toujours pas le silence, il se força à articuler timidement :
"Est-ce que ça t'a plu ?"
Elle le regarda en souriant : "Je voulais surtout que ça soit pour toi". Elle le serra fort contre elle. Ses mains n'étaient plus du tout froides. Il savait déjà qu'il n'oublierait jamais ces instants.
A ce moment-là, il aurait été capable de lui faire tous les serments du monde. Il lui aurait promis n'importe quoi. Mais son visage était enfoui dans ses cheveux : elle le serrait bien trop fort pour qu'il puisse parler...

 

 

« - Alors ?
- ... Je me souviens que, quand je revenais de l'école, ma mère me posait toujours la même question : « Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui ? »... Et cette question m'a toujours énervé.
- Pourquoi ça ?
- Parce que rien. Ma mère me demandait ce que j'avais fait et je répondais "Oh, rien". "Qu'est-ce que tu as fait ? Rien." Je venais de vivre une journée entière et "rien".
- Comme du temps perdu ?
- ...Du temps disparu.
- Elle te posait chaque jour la même question ?
- Disons que, quand j'y pense, j'ai l'impression de l'avoir entendue quelques centaines de fois.
- Pourtant, tu avais fait des choses.
- Peut-être... mais je n'avais rien à dire. Au total, si tu n'as rien d'intéressant à raconter, c'est comme si rien ne s'était jamais passé... Au début, je répondais sans faire attention. En grandissant, à force de répéter, j'ai trouvé que ça devenait bizarre. C'était même parfois déprimant...
- Oui, mais tu sais que ce n'était pas vrai.
- Et aujourd'hui ?... Parfois, le soir, je me re-pose tout seul la même question : aujourd'hui, ce mois-ci, cette année...
- Et donc ?
- Pour moi, je crois que c'est ça la peur de la mort. Au dernier moment, quelqu'un vient te demander "alors, qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui ?" et tu réponds "rien". Et tu meurs avec l'impression que ta vie n'a jamais existé... Tu as sûrement vécu, un jour, quelque chose mais tu n'as rien à raconter. Alors... qu'est-ce que ça peut faire tout ce que tu as accompli si, au dernier moment, tu ne t'en souviens même plus ?
- Comme si c'était seulement le dernier jour qui comptait ?
- Le dernier souvenir... Quand tu meurs, il paraît que toutes les images de ta vie défilent devant tes yeux : j'espère juste que ça me laissera sur une bonne impression. Mourir en souriant... Pour le reste, j'en sais rien... »

 

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