Mardi, 10h30.

De retour au commissariat, Aziz Boujéma retourna s'installer dans le bureau de l'inspecteur Zymot. Au bout de quelques minutes, celui-ci lui amena Michael Sorlin, un jeune garçon plus grand et apparemment plus calme que les deux autres. Son regard balaya rapidement la pièce mais il ne laissa transmettre aucune émotion. D'un signe de tête, le psychologue signifia qu'il préférait cette fois interroger le suspect seul à seul. Pinter Zymot esquissa un léger sourire et quitta son bureau. Le "docteur" Boujéma déclencha l'enregistrement de la conversation.
Son collègue lui avait bien expliqué que, jusqu'ici, le jeune Michael n'avait répondu à aucune des questions qui lui avaient été posées : "plus la pression monte, plus il te nargue du regard."
Vu le peu de temps dont il disposait, il allait essayer de provoquer l'adolescent sur son principal rempart de défense : l'orgueil.

"- Bonjour Michael.
- ...

- Si j'avais plus de temps, j'arriverais sûrement à avoir une conversation avec toi. Sûrement pas sur le cambriolage ou sur l'agression de Mme Autard... mais j'essaierais plutôt de te parler des choses qui te plaisent, de ce que tu aimes ou que tu n'aimes pas... Mais, là, nous n'avons pas le temps d'en discuter.
- ...
- En ce moment, tu me regardes en te disant que je vais te poser les mêmes questions que les autres... celles auxquelles tu as déjà réfléchi : donc tu as un coup d'avance sur moi.
- ...
- Tu sais aussi que toutes les autres questions que l'on te pose sont en fait une stratégie pour te faire parler... Mais, comme tu le sais, tu ne dis rien du tout.
- ...
- Donc, comme tu sais, comme je sais que tu sais et comme, maintenant, tu sais que je sais que tu sais, je devrais pouvoir te parler franchement, non ?
- ...
- Bon, j'aurais au moins réussi à te faire sourire... En fait, je ne te connais pas, mais je rencontre souvent des adolescents comme toi et, au fond, les enfants de ton âge réagissent tous de la même manière... Pour toi, la situation est plus grave que pour les autres mais le mécanisme est sûrement le même.
- ...
- Il existe à mon avis deux ou trois possibilités pour expliquer ton attitude. Je vais te les donner sans te mentir, sinon ce serait un manque de respect et, en plus, ça ne servirait à rien. Je vais donc te dire franchement ce que je pense de toi, et tu n'auras même pas besoin de me répondre, d'accord ?
- ...
- D'accord. Alors, qu'est-ce qui, à mon avis, te trotte en ce moment dans la tête ? Tu as commis un cambriolage, tu l'as prémédité, tu l'as préparé pendant plusieurs jours. Ce cambriolage a mal tourné et s'est transformé en agression... Sur le coup, tu as eu suffisamment peur pour partir avec tes camarades sans rien emporter alors que, après tout, le chemin était libre et que vous pouviez fouiller l'appartement pendant toute la nuit. Par contre, depuis que tu as été arrêté, tu as l'air sûr de toi. Tu n'as pas peur, tu nargues tout le monde, tu risques vingt ans de prison... alors que, peut-être, ce n'est même pas toi qui a frappé Mme Autard... Tu as vraiment beaucoup de courage.
- ...
- Oui, mais le courage, ça ne s'explique pas tout seul : il doit bien avoir une raison. C'est une attitude à laquelle tu as réfléchi pendant tout la nuit qui a suivi le cambriolage, non ?
- ...
- Peut-être que toi-même tu n'en souviens pas, après tout. Tu as dû penser à tellement de choses... tellement de questions ont dû te traverser l'esprit depuis cette agression... A quoi penses-tu juste maintenant ?
- ...
- A rien, bien sûr, puisque tu m'écoutes en te demandant jusqu'où je veux bien en venir avec mon discours débile. Surtout reste méfiant, je vais t'expliquer pourquoi.
- ...
- D'après ce que j'ai pu apprendre sur toi, beaucoup de personnes pensent que tu as beaucoup changé depuis deux ou trois ans. Tu es devenu arrogant, agressif, parfois même violent... Tu t'habilles n'importe comment, tu montres à tes professeurs que tu travailles quand tu en as envie... Eux ne peuvent rien contre toi. Tu montres à tout le monde que tu te fous complètement de ce que l'on pense de toi : tes parents, tes profs, tes copains, les filles... C'est ça, non ? C'est un comportement assez classique.
- ...
- Classique mais quand même anormal... Parce que, en fait, un adolescent "normal" souffre de ce que les autres pensent de lui. C'est même une de ses toutes premières préoccupations, bien avant l'école ou le sport... Qu'est-ce que les autres pensent de moi ? Ils se posent tous la question et, à force de la répéter, beaucoup d'adolescents finissent même par avoir des comportements très bizarres vus de l'extérieur... Si, je t'assure. Donc, si tu veux absolument montrer que tu te fous de l'opinion des autres, c'est qu'il y a une explication à trouver, non ?
- ...
- J'ai déjà connu des petits cambrioleurs de ton âge mais, dans la plupart des cas, il y avait déjà des voleurs autour d'eux : dans leur famille, dans leur quartier... En fait, ils essayaient de leur ressembler pour se faire accepter : c'était simple. Mais toi, ce n'est pas comme ça... les seuls voleurs que tu aies jamais vu ont dû passer à la télévision... Alors, que voulais-tu montrer en pénétrant chez Mme Autard ?
- ...
- Tu n'avais pas besoin d'argent, n'est-ce pas ?
- ...
- Je pense que tu voulais faire un coup d'éclat. Pas pour épater quelqu'un, mais pour te prouver que, vraiment, tu n'es pas comme les autres. Toi, tu es capable de faire des choses... Et, effectivement, si tu avais réussi ton coup, tu n'aurais pas claqué ton argent tout de suite mais tu l'aurais gardé et regardé en te rappelant que, vu ce que tu avais fait, plus personne n'était assez fort pour te juger.
- ...
- Ce que je te raconte est peut-être un peu compliqué mais, je te l'ai dit, je te parle comme à un adulte... Si tu ne comprends pas, tu peux m'arrêter.
- ...
- Donc, tu voulais te sentir le plus fort... Le besoin d'argent ne t'aurait pas poussé aussi loin... Peut-être même voulais-tu d'ailleurs le laisser à Andy, lui qui est pauvre et qui en aurait vraiment eu besoin pour partir de chez lui... Tu y avais pensé, à ça ?
- ...
- Dans la vie, tu cherches à te faire détester... mais par qui ? Par tout le monde, mais je pense que ton manège vise d'abord quelqu'un en particulier... Une personne qui t'a fait souffrir alors que tu espérais un peu d'amour de sa part : papa, maman, une fille, quelqu'un d'autre... Est-ce que tu vois de qui je veux parler ?
- ...
- Non ? Alors changeons de sujet. Tes parents sont divorcés depuis longtemps, non ? Comment est-ce que ça se passe entre eux ?
- ...
- Ton regard est en train de changer, Michael. Méfie-toi. N'oublie pas que tu es interrogé pour percer le secret d'une affaire très grave. Pour moi, il n'est pas question que l'un de vous - toi, Andy ou Anthony - paye très cher une faute terrible commise par un autre.
- ...
- D'ailleurs, tes copains, tu ne les détestes pas, eux ? Andy est beaucoup plus pauvre que toi. Il paraît pourtant que tu aimes beaucoup aller chez lui... C'est vrai que ça doit te changer de chez toi... Lui, tu as envie de le défendre, de le protéger... de le venger, peut-être ? Anthony, quant à lui, tu le connais depuis l'école primaire et il t'a toujours admiré : c'est flatteur, non ?
- ...
- Bon, revenons maintenant à la seule question qui nous intéresse... Est-ce que le Michael que je viens de décrire aurait été capable de frapper violemment une vieille dame à la tête et de l'abandonner dans son propre sang sans aucun secours ?
- ...
- Est-ce que le jeune Michael cherche à se défendre ou protège-t-il un de ses camarades ?
- ...
- A-t-il peur d'aller en prison ?
- ...
- Est-il coupable ?
- ...
- Alors ?
- Allez vous faire foutre !!
- Rien d'autre ?
- ...
- Bon, alors retourne en cellule."

Aziz Boujéma alla ouvrir la porte et il demanda à l'inspecteur Zymot de ramener le garçon.
Une fois seul, le psychologue se sentit réellement épuisé par le face à face qu'il venait d'avoir. Il avait agi d'une manière beaucoup plus agressive qu'à son habitude mais c'était un interrogatoire, pas une consultation.
Aux yeux du policier, sa tactique avait bel et bien échoué : il n'avait aucune information nouvelle pour résoudre l'affaire. En tant que psychologue, il pensait avoir provoqué quelques failles dans le mutisme du jeune Michael... mais cela ne laisserait aucune trace sur l'enregistrement. Son regard avait changé, son sourire aussi.
Quel impact réel avait-il pu avoir sur ce jeune garçon ? Il n'en savait rien du tout. Il respira profondément puis sortit du bureau pour rejoindre Zymot. Il venait d'obtenir la prolongation officielle de la garde à vue des trois adolescents.

 

Mardi, 14h15.