Mardi, 10h.

Zymot invita Boujéma dans la brasserie habituelle des officiers de police. Boujéma ne fit aucune remarque à Zymot quant à son intervention avec Andy. Néanmoins, toute la conversation tourna autour de l'affaire "si simple" et des réactions, plus compliquées, des trois adolescents.

"- D'une manière générale, Pinter, c'est le sentiment de culpabilité qui empêche les gens - et en particulier les enfants - de revenir sur les fautes qu'ils ont pu commettre.
- Ça tombe bien, je cherche un coupable.
- Peut-être. Mais se sentir coupable ne signifie pas du tout que l'on soit prêt à l'admettre ou, pire, à l'avouer publiquement. Pour les adolescents, la culpabilité est souvent le sentiment le plus exacerbé et le plus insupportable qu'ils puissent connaître.
- Que veux-tu dire ? Ils savent quand même ce qu'ils ont fait et ils savent que c'est mal, non ?
- C'est même pire que ça. Certains sont persuadés d'être coupables de tout et d'être les gamins les plus détestables du monde. Dès leur enfance, ils pensent avoir déçu papa et maman et les avoir rendus malheureux. Puis ils ont le sentiment d'avoir accumulé tous les échecs possibles : être mauvais à l'école, ne pas être beau, ne pas être fort, ne pas être aimés comme quand ils étaient petits...
- Pauvres petits.

 

- Ne te moque pas. Si tu y réfléchis, les enfants et les adolescents sont constamment observés et évalués : gentils/pas gentils, mignons/pas mignons, intelligents/stupides... à la maison, à l'école, partout.
- Et alors ?
- S'ils se sentent admirés, au moins sur quelques points, ils peuvent surmonter leurs petites culpabilités et avancer. Mais, si la pression est trop forte, ils sont obligés de trouver des comportements et des raisonnements qui leur permettent de ne pas se détester complètement.
- Ça a toujours existé, non ?
- Peut-être. En tous les cas, c'est ce qui résume beaucoup de troubles que je rencontre en consultation... Aujourd'hui, un adolescent n'a quasiment rien d'autre à penser qu'à lui-même. Penser à ce qu'il rêvait d'être, à ce qu'il n'est pas, à ce que les autres pensent de lui... De plus, beaucoup ont vécu une petite enfance durant laquelle ils étaient les plus beaux et les plus gentils : ils n'ont pas été préparés à ce que cette période soit finie. C'est un sentiment que tout le monde a pu ressentir en lui-même mais chacun le vit différemment.
- Oui, mais j'ai justement essayé d'expliquer aux trois enfants - en particulier Andy et Michael - que je ne voulais pas les accuser tous les trois et que j'attendais qu'ils parlent pour pouvoir les aider à ne pas être accusés de quelque chose qu'ils n'avaient pas fait.
- Mais, pour l'instant, ils se foutent complètement d'être accusés par toi ou par des juges... Imagine que, depuis la seconde où le chandelier s'est abattu sur la tête de Mme Autard, ils n'ont pensé qu'à eux seuls : ils pensaient déjà qu'ils étaient détestables, ils sont devenus haïssables. Et ça, ils ne peuvent pas le supporter. Dès que Mme Autard s'est écroulée, ils ne se sont quasiment plus adressés la parole. Ils ont chacun cherché un scénario pour se protéger de leur propre jugement et, même en les ayant attrapé vite, tu as sûrement beaucoup de retard par rapport à la manière dont ils ont ré-écrit l'histoire... Toutes les questions, toutes les accusations que tu as pu leur porter, ils les ont déjà imaginées. Et ils se sont imaginé des accusations bien pire encore.
- Mais tous les accusés font ça, qu'ils soient coupables ou innocents.
- Tous les accusés adultes, et encore... Un adulte normal penserait d'abord à se justifier. Il essaierait de sauver sa liberté, il penserait à sa famille, à sa maison... Les trois enfants, eux, ne pensaient pas faire quelque chose de grave, mais leur jeu a pris une tournure atroce. A leurs yeux, c'est de la malchance, ce n'est pas leur faute. Et eux qui se considéraient déjà coupables de mille choses ne veulent pas être coupable de cela. En fait, s'ils cherchent à se défendre, ce n'est pas vis-à-vis de la justice.
- Tu crois ?
- Dans d'autres situations moins graves, c'est un comportement de plus en plus fréquent en milieu scolaire. Un enfant est attrapé la main dans le sac d'un autre élève, il te jurera que ce n'était pas sa main. Au début, on pense que c'est pour échapper à une sanction ou pour se moquer des adultes. En fait, en mentant à tout le monde, c'est lui-même qu'il cherche à convaincre et, plus souvent que ce que l'on croit, ils y arrivent. La mémoire cède et ils croient dur comme fer à leur bobard... Les mauvais souvenirs leur reviennent ensuite et peuvent provoquer différents types de réaction, mais ils sont sûrs de leur bon droit.
- Oui, mais il y a quand même des preuves...
- Il y a surtout des priorités. Dans des cas extrêmes comme celui que nous traitons, leur réaction est un réflexe de survie. De plus, à leur âge, ils ont le réflexe d'un enfant avec la force d'un adulte et c'est extrêmement difficile à déconstruire.
- A déconstruire ?
- Techniquement, ça veut dire que l'on essaie de démonter leurs réactions pour en comprendre le fonctionnement et en trouver l'origine. La quasi-totalité des réactions qui semblent anormales sont des réactions de défense. Si la personne se souvient de ce contre quoi elle a cherché à se défendre, alors elle comprend mieux ce qu'elle fait. Sinon ses réactions deviennent de plus en plus incompréhensibles et la personne se sent coupable de faire des choses bizarres sans pouvoir les expliquer... Tu comprends ?
- Donc, depuis dimanche soir, le cerveau de chaque gamin gamberge pour balayer le souvenir de l'agression de Mme Autard, plutôt que d'essayer d'élaborer une véritable défense.
- En quelque sorte. Mais ce n'est pas exactement un "balayage". Ils sont en train d'essayer d'"avaler", de "digérer" leurs mauvais souvenirs : un psychologue allemand a écrit un article très intéressant en comparant le verbe essen - qui signifie "manger" en allemand - et le verbe vergessen qui signifie "oublier", comme "manger dans sa tête".
- Et tu crois que je devrais lire l'article ?
- Marre-toi, si tu veux... Je pense surtout qu'il faut continuer à agir vite. Nous, nous savons qu'ils risquent très gros et nous sommes des adultes. Il faut encore essayer d'identifier celui qui a porté le coup pour, au moins, éviter aux deux autres de plonger avec lui.
- Ils peuvent quand même, à un moment donné, changer d'avis, devenir raisonnables et dire la vérité.
- Bien sûr, mais ils peuvent aussi se convaincre d'une toute autre vérité dans laquelle ils ne seraient qu'à demi-coupables ou, même, pas coupables du tout.
- En obtenant une prolongation, leur garde à vue finira demain matin vers 11 heures. A partir de ce moment, celui ou ceux qui seront accusés de cambriolage pourront être relâchés sous contrôle judiciaire avec un suivi psychologique. Celui ou ceux qui seront accusés - dans le meilleur des cas - de coups et blessures volontaires seront placés immédiatement en détention provisoire. Et ce sera une détention qui durera jusqu'au procès, avant de déboucher sans doute sur une peine de réclusion ferme.
- Il faudra que je parle avec Michael.
- Oui, et puis tu viendras avec moi voir l'appartement de Mme Autard. C'est toujours intéressant de connaître concrètement les "lieux du crime".
- D'accord."

 

Mardi, 10h30.