Haïku 8

 

Le jeune prince étira ses membres engourdis par le froid et la lecture. Il prit le manuscrit et sortit de la grotte. On lui indiqua que le vieux moine était arrivé à la tombée du jour, seul sur son âne et très fatigué.
Le capitaine de l'escorte l'avait accueilli et lui avait expliqué la présence du prince dans la grotte. Le vieillard n'avait pas posé de question et était allé se reposer dans sa cabane. Un des soldats lui avait apporté un repas chaud qu'il avait poliment accepté.

La nuit était tombée. Le jeune prince hésita puis décida d'aller présenter ses respects le soir même. Il se dirigea, seul, vers la petite cabane. L'âne broutait paisiblement à côté de la porte. Le vieux moine était attablé devant son repas et mangeait lentement.
"- Je souhaitais venir vous saluer et vous rapporter en personne le manuscrit que vous aviez laissé tomber dans la grande salle du palais impérial. Mais vous avez sans doute besoin d'une bonne nuit de repos après une si longue route. Mes soldats assureront votre sécurité. Nous réglerons tout cela, si vous le souhaitez, demain matin.
- Eh bien, votre accueil m'est d'un réconfort bien agréable. Nous avons l'air aussi fatigué l'un que l'autre. Je crois que nous venons, chacun, d'achever un très long voyage.
- Je suis sincèrement navré des tourments infligés par mon père suite à cette malheureuse affaire. C'est aussi en son nom que je vous présente mes plus plates excuses.
- Soyez certains que de telles excuses vont droit au coeur de l'humble vieillard que je suis.
- Souhaitez-vous que je vous laisse vous reposer ?
- Ma foi. Ce repas, comme cette conversation, sont loin d'être désagréables. Même après une si longue route.
- Pardonnez ma curiosité, mais vous avez pris de bien grands risques en osant désobéir de la sorte à mon père.
- Moi ? Mais je n'ai jamais eu l'idée ni l'intention de désobéir à votre père. Cet homme est un brillant empereur. La paix qu'il procure chaque jour à nos régions est une bénédiction pour chacun de ses sujets. Jamais je n'aurais eu l'audace de me moquer de lui.
- Pourtant, vous êtes venu délibérément l'humilier dans son propre palais.
- Pas de manière délibérée. La tâche confiée par votre père n'était pas simple. J'aurais souhaité pouvoir lui expliquer ma démarche. Mais je n'aurais jamais imaginé une telle cérémonie autour de ma pauvre personne. Regardez donc autour de vous : ma pauvreté et ma solitude ne sont pas feintes. Je ne connais rien aux fastes et aux rituels des palais. Et vous comprendrez facilement que je n'ai plus aucune envie d'y remettre un jour les pieds.
- Pourtant j'ai lu ce que vous avez écrit. C'est un travail énorme. Si vous l'aviez apporté, il aurait pu justifier votre démarche.
- Vous avez lu ce que j'ai écrit...
- Était-ce ce que vous attendiez de moi ?
- A la différence de vos autres précepteurs et, sans doute, de votre père, j'ai pris le parti de ne rien attendre de vous. A aucun moment, sur le chemin qui vous a mené jusqu'ici, vous n'avez fait autre chose qu'exercer votre liberté.
- Que voulez-vous dire ?
- Je vous l'ai dit, la tâche confiée par votre père n'était pas simple. Mais j'ai décidé de lui obéir quel qu'en soit le prix, même contre lui-même. J'ai estimé que son approbation n'était pas l'élément le plus important de la demande qu'il m'avait faite. Quel conseil aurais-je pu vous donner ? M'auriez-vous seulement écouté ? Et puis, après tout, qu'est-ce qu'un petit vieillard comme moi aurait eu à vous apprendre ? Vous m'auriez ri au nez et vous auriez eu raison de le faire.
- Je déteste les personnes qui pensent avoir quelque chose à m'apprendre.
- Et moi donc ! Que pensez-vous, noble prince, que je sois venu faire ici ? Les leçons m'ennuient tant que j'ai mis une montagne entre moi et la "sagesse" des autres. Votre père, par contre, est un homme d'action et non pas de vaines paroles...
- Mon père ne m'aime pas et il n'ose pas me le dire. Je suis gros et paresseux. Lui est parfait. Tout le monde l'admire et tout le monde me juge...
- Je pense que votre père vous aime sincèrement.
- Je suis le seul défaut de sa brillante carrière. Son seul regret est de n'avoir pas d'autre fils que moi pour me remplacer.
- Dans cette affaire, votre père est comme le plus pauvre des hommes : rempli de doutes, de peurs et de maladresses.
- Vraiment ? Et moi, alors, qui suis-je ?
- Vous êtes le jeune garçon auquel son père a demandé de transporter, à ses risques et périls, une très grande somme d'argent. Son plus précieux trésor.
- Mais, moi, je suis gros, craintif et paresseux.
- Pourtant, vous êtes bien venu jusqu'ici, n'est-ce pas ?... Je vous le répète, noble prince, je n'ai rien à vous apprendre. Par contre, je vous ai raconté une petite histoire et je ne sais toujours pas ce que vous en avez pensé. Donnez-moi un peu votre opinion.
- Elle m'a parue d'abord stupide et la réaction de mon père m'a fait pensé à une bonne farce. Ensuite je me suis imaginé à la place du jeune garçon, avec le trésor entre les mains, mon père prenait la place du vieux fermier et me recommandait d'être vigilant. Mais ma mère, elle, ne disait rien.
- Qui est votre mère ?
- Ma mère est une des nombreuses concubines du palais. Sa vie est avec les autres femmes. Je la croise très peu et elle s'incline sur mon passage.
- Ces palais sont décidément des lieux bien étranges. Une mère n'y retrouve pas son enfant.
- J'ai beaucoup aimé le voyage qui m'a mené jusqu'ici. J'étais seul et pourtant je m'imaginais protégé par le soleil et par la lune. Comme dans votre fable.
- Le jour, vous aviez un trajet à accomplir. La nuit, vous vous préoccupiez de votre seule existence. Il y a là un équilibre réconfortant. Un père aime son fils pour ce qu'il va devenir, une mère l'aime pour ce qu'il est tout au long de sa vie.
- Je connais très peu ma mère, et mon père ne m'aime pas. C'est ce que je sais depuis toujours mais je l'ai compris seulement aujourd'hui dans votre grotte.
- Le tort de votre père est que, tout empereur qu'il soit, il n'est qu'un homme. Il a cru que son exemple et ses précepteurs feraient de vous un grand seigneur. Mais, tout empereur qu'il soit, l'amour d'une mère est au-delà de ses forces. Il n'arrivera jamais à vous l'apporter malgré tous les conseils qu'il a commencé à vous donner et malgré tous les reproches qu'il a finit par vous adresser.
- Alors, par sa faute, nous sommes voués à nous détester.
- Pardonnez la liberté que je prends, mais n'imaginez pas votre malheur plus grand que ce qu'il est. Vous êtes prince mais vous n'êtes pas le premier enfant privé des caresses de sa mère. Votre situation reste très enviable par rapport aux tourments qui frappent les pauvres gens de votre royaume.
- Et comment font les pauvres gens ?
- Je crois qu'ils cherchent le regard perdu de leur mère dans les yeux d'une autre femme.
- Une épouse ?
- Votre père n'en manque pas, n'est-ce pas ?
- Sans doute. Mais je ne pense pas qu'il leur accorde beaucoup d'importance. Il semble ne pas avoir vraiment besoin d'elles.
- Et bien, vous, vous n'aurez pas ce privilège. Le regard d'une femme fera de vous un homme, après quoi devenir empereur ne vous semblera pas difficile. Le fait d'être gras et paresseux n'y changera pas grand-chose.
- Les femmes du palais s'inclinent sur mon passage et ne me regardent pas.
- Il était donc grand temps que vous quittiez ce palais pour aller chercher au loin ce dont vous avez besoin.
- Vous croyez ?
- Je suis fatigué... et je ne crois plus grand chose. Sachez seulement que le monde est grand et que, si vous savez enfin ce que vous cherchez, votre voyage ne fait que commencer.
- Je vais vous laisser vous reposer. Vous êtes un homme d'une grande...
- Je vous remercie de votre visite mais je ne cherche pas de compliment. Mon seul but dans cette histoire a été d'obéir à mon empereur. Je vous souhaite une très bonne nuit, noble prince.
- Bonne nuit à vous. Dormez tranquille, mes soldats veilleront sur votre porte.

 

Un peu ivre
le pas léger
dans le vent du soir