Haïku 5

 

Le vieil homme se tut, replia son rouleau et le redéposa dans le coffret d'acacia. Un silence glacial parcourait la foule amassée dans la grande salle du conseil.
"- Est ce là tout ce que vous avez écrit ?
- Oui, noble empereur. C'est là une histoire qui, lue et relue par le jeune prince, lui sera d'une grande nécessité dans son éducation."
L'empereur était tendu de tous ses muscles sur son trône. Sa colère retenait son souffle et, à ce que l'on dit, elle suffit à retenir celui des centaines de personnes présentes ce jour-là dans tout le palais.
"- Noble empereur, je suis convaincu que votre fils...
- Mon fils est gras, paresseux et malpoli !!! Il n'a aucune idée de la dignité et des responsabilités qui devraient être les siennes à partir d'aujourd'hui ! Et vous vous présentez devant lui avec une histoire digne d'une vieille femme ! Mon fils n'a plus le temps d'apprendre les bons sentiments des honnêtes fermiers et ce sont des mois précieux que vous nous avez encore fait perdre !!"
La colère de l'empereur fut stupéfiante. Lui qui était connu pour son sens de la mesure et de la discussion accabla le vieux moine de tous les reproches qui lui venaient aux lèvres. Celui-ci courba la tête et subit silencieusement cet assaut, les yeux vers le sol.
"- Et c'est pour cela que vous avez réclamé pendant des semaines les meilleurs papiers et les meilleures encres du pays. Vous avez mobilisé les efforts de dizaines de messagers auxquels vous n'avez jamais daigné montrer vos fameux "travaux". Et quels travaux ! Quelle leçon pour un enfant paresseux de voir à quel point un moine réputé peut lui aussi se permettre de ne rien respecter et de bâcler les travaux les plus indispensables.
- Je vous assure que ce travail n'a jamais été...
- Silence !!! Votre conduite est injustifiable et l'humiliation que vous me faites subir mérite les pires châtiments... Mais la colère, aussi juste soit-elle, pourrait m'aveugler et entacher encore un peu plus ma réputation. Partez d'ici !! Sur le champ ! Qu'il n'y ait qu'un âne pour le raccompagner jusqu'à chez lui avec son précieux texte. Le trésor royal ne dépensera plus une seule pièce pour votre confort ou pour vos caprices. La cérémonie est terminée ! Il n'y a plus de temps ni d'argent à perdre avec des fous comme vous."

Sur cette insulte, l'empereur jaillit de son trône, renversa le coffret d'acacia et quitta la salle avant même que sa suite ou ses gardes n'aient eu le temps de le rejoindre.
Il s'en suivit une violente cohue car, après cet événement, tout le monde souhaitait sortir au plus vite pour éviter une nouvelle colère impériale.
Le vieux moine fut bousculé à plusieurs reprises mais plus personne ne faisait vraiment attention à lui. Il resta le front baissé, cherchant du regard son manuscrit qui avait roulé sur le sol et qui avait été emporté dans les pas fuyants de l'assistance.
Quand il l'aperçut enfin, il se précipita dans sa direction. Il se pencha pour le ramasser. Au moment de l'atteindre, une large main fut plus rapide que la sienne. Elle se referma sur le rouleau et l'emporta hors du regard baissé du vieux moine.
Celui-ci, sans lever les yeux, avait reconnu cette main. C'était celle du jeune prince. Il s'était levé de sa chaise, il était entré dans la foule et il avait emporté le manuscrit.
Le vieux moine sourit. Il redressa la tête et estima que, effectivement, il n'avait plus rien à faire dans ce palais trop chauffé et surpeuplé. Il se dirigea vers les écuries pour retrouver l'âne que l'empereur lui avait promis. Il n'intéressait plus la foule et la foule ne l'intéressait plus.

 

Une petite chose
qu'on appelle moi
vastes jardins