Dragons et Magiciens 5

Durant les mois qui suivirent, Guirao fit en sorte de ne plus quitter le Palais d'Ittirit.
Il savait que Bedren n'avait plus besoin de l'envoyer en mission dans les montagnes tant qu'il ne souhaiterait pas réellement en finir avec cette guerre. Il savait aussi que le grand maître se méfiait de tout le monde et qu'il était une des rares personnes en qui il avait réellement confiance.
Grâce à son pouvoir d'intention - qu'il se mit à utiliser et à perfectionner - Guirao prit l'habitude d'observer les membres du Grand Conseil et de donner son avis à Bedren sur la manière dont il pouvait orienter ou utiliser leurs opinions sans avoir à utiliser ses sortilèges de persuasion (dont tout le monde se méfiait).
"La politique est un jeu bien plus facile lorsque l'on connaît les cartes de l'adversaire", lui avait-il confié un jour. Et Guirao profitait de cet avantage en essayant, toutefois, de ne pas se trahir : il devenait peu à peu le principal conseiller du grand maître, ce qui ne lui attirait pas que des amitiés.
Il profitait également des visions d'Ocaris qui, elle aussi, apprenait à mieux maîtriser son pouvoir de prédiction. Quand ses visions étaient suffisamment précises, Guirao parvenait à reconnaître les lieux des futures batailles et à savoir si celles-ci seraient des victoires ou des défaites pour les Anlis. Il pouvait ainsi conseiller Bedren sur les forces à engager au combat : ne pas insister sur les positions perdues d'avance et concentrer les troupes sur les futures victoires. En interprétant les visions d'Ocaris, il parvint même à déjouer des manoeuvres de diversion menées par les Atlans. Mais elle ne voyait toujours pas la fin de la guerre...
Bedren était ravi de tout cela. Sans utiliser ses pouvoirs, il parvenait à renforcer son autorité et à remporter des victoires. La situation tournait lentement en faveur des Atlans, des propositions de négociation commençaient à parvenir de la part du roi Zonthar... mais Bedren n'était pas pressé d'y répondre.
Guirao était devenu son premier conseiller dans la quasi-totalité des domaines. Ses compagnons Oudin et Labli, eux, furent engagés dans la garde personnelle du grand maître. Pendant ce temps, Ocaris était définitivement devenue la grande-gouvernante du Palais. Là encore, Bedren était entièrement satisfait de ses services.

 

Grâce à leurs nouvelles fonctions au sein du Palais, Ocaris et Guirao pouvaient se croiser plusieurs fois par jour et parler ensemble sans éveiller de soupçon.
Ils aimaient aussi, parfois, se retrouver à l'auberge proche du Palais, là où ils s'étaient rencontrés.
Ils avaient réussi la première partie de leur plan : utiliser leurs pouvoirs pour entrer dans l'entourage du grand maître sans que celui-ci ne se méfie d'eux. Mais la guerre continuait toujours et Ocaris apprit que deux de ses proches cousins étaient morts au combat. Elle craignait encore pour ses frères et aussi pour ses parents qui attendaient chaque jour de leurs nouvelles.
"- Tu es vraiment sûr que Bedren ne voudra pas en finir avec cette guerre ?
- Je te l'ai déjà dit. S'il le souhaitait, nous pourrions frapper au coeur même de l'armée ennemie et détruire la quasi-totalité des nids de dragon. Je lui ai fourni des plans très précis pour le faire... Non, il préfère attendre. Je sais que la plupart des membres du Grand Conseil attendent que cette guerre se termine pour procéder à la désignation d'un nouveau Prince qui remplacerait définitivement Abror.
- Comment ça ? Bedren n'est pas le Prince du Grand Conseil ?
- Non, à cause du sceptre.
- Le grand bâton qu'Abror portait avec lui lors de son voyage ?
- Exactement. Bedren ne possède pas le sceptre d'Abror or ce "grand bâton" incarne la continuité du pouvoir sur notre peuple depuis des siècles. Tous les Princes du Grand Conseil l'ont tenu entre leurs mains... Peu de gens le savent mais l'absence du sceptre et l'urgence de la situation ont fait que Bedren a repris l'ensemble des pouvoirs du vénérable Abror mais seulement à titre provisoire et sans recevoir la dignité de Prince.
- Et qu'est-ce qu'est devenu ce sceptre ?
- Je ne sais pas... Nous savons tous les deux qu'Abror le portait le soir où Bedren l'a attaqué. J'ai pu voir également que, s'il s'est acharné sur Abror, Bedren n'a pas cherché à détruire le sceptre. Mais, lorsque le cadavre d'Abror a été retrouvé, le sceptre n'était plus à côté de lui. Depuis six ans, Bedren affirme que ce sont les Atlans qui l'ont volé et que cette guerre ne s'achèvera que lorsque le roi Zonthar acceptera de le rendre.
- Alors qu'il est presque sûr que, en réalité, ce soit Bedren qui l'ait emporté avec lui.
- Oui, Zonthar a toujours rejeté cette accusation, comme celle du meurtre d'Abror. Tout le monde a pris cela pour de la lâcheté et de la mauvaise foi. Je sais pourtant qu'il a fait mener plusieurs enquêtes pour savoir si Abror aurait pu être attaqué par un dragon sauvage qui aurait ensuite égaré le sceptre... mais, évidemment, rien n'a été retrouvé... Non, je suis certain que seul Bedren sait réellement où se trouve le sceptre.
- Alors pourquoi ne s'en est-il jamais servi ? Si le sceptre était réapparu entre ses mains, personne n'aurait pu lui contester le titre de nouveau Prince, n'est-ce pas ?
- Je le pense. D'autant plus que, paraît-il, ce sceptre renferme des pouvoirs particulièrement importants, ce qui ne lui déplairait sûrement pas... S'il avait eu la possibilité d'utiliser ce sceptre, il l'aurait déjà fait.
- Mais nous savons que, avec ou sans ce sceptre, la seule chose que désire Bedren c'est le titre définitif de Prince du Grand Conseil... Si la paix avec les Atlans pouvait l'aider à l'obtenir, alors il accepterait d'arrêter la guerre... Comment pourrait-il être désigné comme le nouveau Prince ?
- D'après Elkali, en l'absence du sceptre, ce serait une procédure complexe mais qui nécessiterait surtout un vote à l'unanimité des membres du Grand Conseil.
- Tu en as parlé avec Elkali ?
- C'est un des plus anciens fonctionnaires du Palais et un des mieux informés... mais, rassure-toi, moi aussi je me méfie de lui.
- Tu sais ce qu'il pense de Bedren ?
- Non, je n'arrive pas à le comprendre. Il semble ne pas avoir de désir ou d'ambition particuliers mais il porte en lui une profonde agressivité.
- D'après ce que l'on m'a dit, il était l'un des plus proches collaborateurs d'Abror. Il a été bouleversé par sa mort et beaucoup pensent qu'il a très mal accepté la manière dont Bedren s'est installé sur le trône de son maître.
- Pourtant, je suis presque sûr que c'est lui qui a révélé à Bedren le voyage entrepris par Abror en secret, il y a six ans. Peut-être malgré lui...
- Peut-être que, à l'époque, il ne s'est pas suffisamment méfié des pouvoirs de Bedren. Aujourd'hui, tout le monde est sur ses gardes... En tout cas, il remplit ses fonctions de manière exemplaire.
- Oui, c'est un personnage étrange... Guirao, est-ce que les membres du Grand Conseil accepteraient d'accorder à Bedren le titre de Prince si celui-ci mettait un terme à la guerre ? A mon avis, c'est sur cette idée que nous devrions réfléchir."

 

Depuis qu'il l'avait rencontrée, Guirao était resté très sensible au regard qu'Ocaris portait sur lui.
Il n'avait plus bu un verre d'alcool depuis ce jour où elle l'avait secoué ivre mort sur la table de l'auberge.
Ils pouvaient partager ensemble les secrets qui avaient pesé si lourd tout au long de leur vie. Ils se comprenaient et ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Et l'aubergiste souriait à chaque qu'il les voyait ensemble.
Ocaris aussi avait pris confiance en elle. Elle était impressionnée par la puissance que dégageait Guirao et le nombre d'épreuves dont il était sorti vainqueur. Mais elle connaissait aussi les fragilités de son armure... Elle n'avait plus peur de ses visions. A vrai dire, à ses côtés, elle n'avait plus peur de rien... Et elle aimait être serrée dans ses bras.
Tout en gardant des distances respectueuses dans les couloirs du Palais, tout le monde avait rapidement compris qu'ils formaient un couple. Même Bedren - qui pouvait se montrer fort sympathique quand il ne se sentait pas en danger - s'en montra réjoui.
Un jour, après une de leurs discussions dans la salle des cartes, il en parla ouvertement avec Guirao.
" - Je sais que tu fréquentes une des servantes du Palais. La jeune Ocaris, n'est-ce pas ?
- Oui, maître. Mais nous nous efforçons de ne gêner personne. J'espère que...
- Ne t'inquiète pas, Guirao. Vous remplissez tous deux parfaitement vos fonctions et je ne vois pas pourquoi cela pourrait changer. Par contre, peut-être souhaiteriez-vous partager les mêmes appartements ? Je peux en faire libérer dès demain dans l'aile ouest du Palais pour que vous puissiez vous y installer. Qu'en penses-tu ?
- Je pense qu'Ocaris et moi accepterons avec grand plaisir, maître."

 

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