Dragons et Magiciens 4

Lorsque Guirao se réveilla, le lendemain matin, il ne se souvenait plus de quelle manière il avait bien pu rejoindre sa chambre et son lit.
Par contre, le visage de la jeune fille lui racontant son propre secret ne l'avait pas quitté de la nuit.
Comment était-ce possible ? Comment s'appelait-elle déjà ? Il était sûr de ne l'avoir jamais rencontrée auparavant. Et il n'avait jamais parlé de ça à personne... Avait-elle, elle aussi, assisté à la scène ? S'était-il trahi sans s'en rendre compte ? Pourquoi l'avait-elle retrouvé ? Que voulait-elle ?
Un premier son de cloche annonça l'ouverture du marché d'Ittirit.
Guirao descendit pour manger quelque chose... Et dire que, juste après, il devait rencontrer Bedren.
A peine fut-il attablé que la jeune fille entra dans l'auberge, l'air particulièrement pressé.
" Viens, montons dans ma chambre."
Elle saisit Guirao par le bras et l'entraîna vers l'escalier sous le regard amusé de l'aubergiste. Elle ouvrit une des portes du premier étage, fit entrer Guirao et ferma à clé derrière elle.
" - L'aubergiste va se poser des questions à ton sujet, non ?
- Et toi, tu ne te demandes rien ?
- Si et je vais être très clair. Je veux savoir qui tu es et comment tu as appris tout ce que tu m'as raconté hier soir. Je veux ensuite que tu me dises ce que tu sais d'autre à mon sujet et pourquoi je ferais mieux de ne pas te tuer pour être sûr que tu ne révèles jamais rien à personne.
- Je n'aurai pas assez de temps pour répondre à tout cela...
- Alors commence tout de suite et évite les effets de surprise.
- Il n'y a aucune surprise. Je suis exactement comme toi : je connais la vérité des choses mais je ne peux rien faire.
- Ce n'est pas une situation facile à porter, je sais.
- Pour te prouver ma bonne foi, je vais te révéler un autre secret. Mais si tu dévoiles celui-ci, alors c'est moi qui serai perdue.
- Je t'écoute.
- Je m'appelle Ocaris et je viens du village de Palaton. Il y a six ans, j'ai eu une vision au cours de laquelle j'ai assisté au meurtre d'Abror. Ce matin-là, j'ai vu trois visages : deux hommes âgés et un jeune garçon qui observait la scène en se cachant. Je ne savais pas de qui il s'agissait... Et puis la mort d'Abror a été annoncée dans tout le pays et la guerre a commencé. Les hommes de ma famille sont presque tous partis se battre et plusieurs d'entre eux sont déjà morts... Je n'ai aucune nouvelle des autres depuis plusieurs mois... J'ai toujours senti que je détenais un secret important au sujet de cette guerre et j'ai voulu en savoir plus. Je suis venue à Ittirit où j'ai cherché à confirmer mes soupçons. Au Palais, j'ai vu un portrait du vénérable Abror et j'ai compris qu'il n'était pas mort comme on l'avait dit. Je l'avais vu dans mon rêve. Quant à l'autre vieillard... il m'a suffi d'assister à une audience du Grand Conseil pour comprendre qu'il s'agissait de maître Bedren en personne : l'assassin et le successeur d'Abror.
- Tu possèdes le don de prédiction ?
- Oui... tu pourrais gagner une forte récompense si tu me dénonçais.
- Comment m'as-tu retrouvé ?
- Depuis mon enfance, le don de prédiction m'a obligée à vivre dans le silence et dans le mensonge mais, là, je ne pouvais pas repartir chez moi et faire comme si de rien n'était. Je me suis installée à Ittirit et je me suis faite engagée comme servante au Palais.
- Tu es au service de Bedren ?
- Oui, je voulais m'approcher de lui le plus possible pour l'observer et essayer de trouver... un moyen d'agir. Et puis, un jour, je t'ai vu dans le Palais et j'ai reconnu ton visage. J'avais tout fait pour ne pas l'oublier... A chaque fois que je t'ai revu, je savais que c'était toi. Au début, je pensais que tu étais un serviteur dévoué de Bedren malgré ce que tu savais : je voyais qu'il te faisait confiance. Mais, en te suivant un peu jusqu'ici, j'ai vu dans quel état d'ivresse tu te mettais dès que tu quittais le Palais... Je t'ai vu hier soir et j'étais convaincue que tu étais profondément malheureux. Et je suis bien placée pour savoir ce qui te fait souffrir.
- Et... est-ce que tu es bien placée pour savoir ce que ce qu'il faut faire dans une situation pareille ?
- Malheureusement, non. Mais si nous pouvions simplement faire quelque chose pour arrêter cette maudite guerre...
- Simplement ? Il n'y a rien de simple à espérer de ce côté-là.
- Je voulais juste dire que je me moque bien que ce meurtrier de Bedren garde le pouvoir. Si cette guerre s'arrêtait, ce serait déjà un tel soulagement pour nous tous. Qu'en penses-tu ?
- Je pense que notre rencontre est troublante mais que je ne vois pas encore quelle solution elle peut nous apporter... Mais, finalement, je n'ai plus l'intention de te tuer.
- C'est déjà ça... Il faudra nous revoir. Je ne peux m'absenter longtemps du Palais.
- Et moi je dois me préparer à rencontrer Bedren tout à l'heure. Peux-tu revenir ici, ce soir ?
- Je ferai de mon mieux. Maintenant je dois partir."

 

 

Ocaris retourna rapidement au Palais et, peu après, Guirao s'y rendit à son tour.
Il n'avait jamais remarqué cette jeune servante mais, en y prêtant une attention particulière, il réussit à l'apercevoir à plusieurs reprises jusque dans le donjon central... Apparemment, elle avait accès à l'ensemble du Palais.
Plus que d'habitude, Guirao ressortit avec une impression étrange de son entrevue avec Bedren : une sorte d'exaltation mélangée à un fond de mauvaise conscience.
Au début, il voulait bien croire, parfois, à la bonne volonté de Bedren de rétablir rapidement la paix. Il savait être très persuasif... Peut-être avait-il pris le pouvoir de la mauvaise manière mais, au fond, serait-il capable de gouverner aussi bien (ou pas plus mal) qu'un autre...
Mais sa rencontre avec Zonthar était sans cesse repoussée. Au début, Guirao pensait que Bedren attendait d'avoir pris un avantage définitif pour obliger les Atlans à simplement reconnaître leur défaite. Mais là, il ne savait plus vraiment quoi penser ... De retour de sa dernière mission, il lui avait rapporté les informations qu'il attendait depuis maintenant trois ans.
Guirao, avec ses compagnons, avait enfin découvert la montagne qui abritait l'ensemble des nids qui permettaient aux Atlans de faire naître et d'élever sans cesse de nouveaux dragons de combat. Ils avaient pris d'énormes risques pour s'infiltrer au coeur de la montagne et en rapporter une description précise. Les dragons étant des animaux assez méfiants et imprévisibles, peu de soldats protégeaient le site mais il était encore très éloigné des lignes d'attaque des Anlis.
Guirao avait proposé à Bedren de rassembler une équipe un peu plus importante pour mener une attaque sur cette montagne et faire s'effondrer les cavernes qui renfermaient les nids. Avec un tel avantage, les Atlans ne pourraient plus tenir longtemps face à la puissance des guerriers Anlis. Mais le grand maître venait de lui signifier son refus d‘agir... "pour des raisons politiques qui seraient bien longues à expliquer."
Refuser de vaincre quand on est empêtré depuis six ans dans des montagnes infestées de reptiles... Depuis quand n'y avait-il plus mis les pieds ? Non, Guirao sentait bien que cette guerre permettait à Bedren de maintenir son pouvoir face au Grand Conseil : il n'avait pas à être pressé d'y mettre fin.
Le jeune capitaine ne savait pas s'il pouvait se sentir surpris ou déçu... Il serait bien allé boire quelque chose mais la perspective de revoir Ocaris l'incita à trouver une autre occupation. Il repassa devant la boutique de la magicienne des rues. Après être parti en courant, la veille, il avait eu en tête les paroles de son maître d'armes : "On peut fuir devant un danger mais il est toujours dommage de ne pas revenir l'affronter."
Quel danger pouvait représenter cette boutique face à un guerrier tel que lui ?
Il entra et se retrouva face à la magicienne.
" Que puis-je faire pour vous, noble soldat ?"
Guirao la regarda droit dans les yeux... Il savait qu'il pouvait lui faire confiance.

 

 

 

Ce soir-là, Guirao arriva dans l'auberge un peu plus tard que d'habitude.
Il avait pris le temps de retrouver ses compagnons pour les prévenir qu'il n'y aurait pas de nouvelle mission à prévoir dans la semaine à venir. Ils avaient simplement à passer une fois par jour au Palais pour vérifier qu'il n'y avait pas de nouvelles instructions. Il leur distribua leur solde et leur conseilla de se divertir et de prendre du repos.
Une fois à l'auberge, il s'aperçut qu'Ocaris était déjà là. Il se dirigea vers elle.
" Viens, montons dans ma chambre."
Cette fois, c'est elle qui le suivit jusqu'au premier étage pendant que l'aubergiste éclatait de rire.
Une fois entrés, il ferma la porte à clé.
" - Alors, tu as réfléchi à ce que je t'ai dit ce matin ?
- Est-ce que tu veux savoir pourquoi, malgré tout ce que j'ai vécu depuis, la mort d'Abror est restée l'événement le plus terrible de toute ma vie ?
- Je t'écoute.
- Parce que, au fond de moi, je savais ce qui allait se passer.
- Comment ça ?
- Nous sommes plus proches encore que ce que tu penses... Depuis que je suis tout petit, j'ai moi aussi une sorte de pouvoir qui m'aide à comprendre la réalité des choses... à deviner les intentions que cache une personne que je rencontre.
- Tu lis dans les pensées ?
- Pas vraiment... mais je suis capable de ressentir les émotions ou les pensées les plus fortes des gens, même s'ils cherchent à me les dissimuler.
- C'est un don précieux à utiliser.
- C'est un don aussi embarrassant que le tien. Au début, tu penses pouvoir dénoncer tous les mensonges qui existent et puis, petit à petit, tu comprends qu'il vaut mieux se taire et rester seul. Si tu veux avoir des amis, il vaut mieux ne pas savoir ce qu'ils ont réellement en tête...
- Personne ne sait que tu possèdes ce pouvoir ?
- Tout comme personne ne sait que tu possèdes le tien... Je ne l'utilise que de manière instinctive. Sur le champ de bataille, pour survivre, tu dois en un instant deviner les intentions de tes adversaires comme disait... Cela m'a permis de gagner tous mes duels jusqu'au jour où, moi aussi, je serai frappé dans le dos.
- Tu savais que Bedren allait tuer Abror ?
- Je l'ai ressenti avant que cela n'arrive... Cet après-midi là, lorsque j'ai aperçu une silhouette qui traversait les collines, je l'ai suivie pour m'amuser : pour voir si je pouvais le pister sans qu'il ne s'en aperçoive. Mais je sentais déjà que cet homme était animé par une véritable agressivité... j'ai continué à le suivre bien que cela m'ait incité à être très prudent. Je l'ai suivi pendant de longues heures jusqu'au pied des montagnes, jusqu'à ce qu'il rencontre celui qu'il était venu chercher.
- Tu ne savais pas qui ils étaient ?
- Non mais je me doutais qu'il s'agissait de personnages importants. Je sentais qu'Abror se méfiait mais Bedren essayait de le convaincre que la guerre contre les Atlans était la meilleure solution.
- Je sais que Bedren possède un redoutable pouvoir de persuasion. Il l'utilise pour convaincre ceux dont il a besoin. Tous les domestiques du Palais se méfient de lui lorsqu'ils le rencontrent.
- Pour Abror, ce n'était pas suffisant. Bedren continuait à parler mais je sentais que la violence montait en lui. Abror ne s'y attendait pas mais sa décision était déjà prise. A un moment, ce fut comme s'il hurlait en lui-même : "Je vais te tuer !" et, juste après, il levait la main droite.
- De toute façon, tu n'aurais rien pu faire.
- Alors pourquoi est-ce que j'étais là-bas ? Abror revenait du pays des Atlans, il voulait tout faire pour éviter la guerre. Il aurait suffi que je les dérange, que j'essaie de le prévenir. Sur ses gardes, Abror aurait été suffisamment fort pour se défendre. Au lieu de ça, je me suis terré comme un rat et j'ai regardé Abror se faire massacrer... Et la guerre a éclaté et...
- Et tu as essayé de faire ton devoir.
- J'ai laissé passer les moments où j'aurais pu agir... Alors, depuis, je fais les choses pour lesquelles j'ai été préparé.
- Tu sais, les visions qui me viennent se réalisent toujours... Je ne pense pas, sincèrement, que tu aurais pu faire quelque chose pour éviter la mort d'Abror.
- Je préfère ne pas y réfléchir. Tout comme je préfère ne pas savoir ce que pensent les gens qui m'entourent.
- C'est pour cela que tu bois tant ?
- L'alcool et le combat. Ce sont deux façons d'affronter la douleur.
- Ce sont aussi deux manières de fuir.
- Ou deux manières de payer ses fautes : si j'échappe à la mort violente, je garde la mort lente à portée de main.
- La seule véritable manière de réparer tes prétendues erreurs serait que tu m'aides à rétablir la paix... Cela a l'air idiot de le croire mais je persuadée que, si nous arrêtons d'avoir peur de nos propres pouvoirs, nous serons capables de... faire quelque chose.

 

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