23h50

"Si je me souviens bien, je crois que l’essentiel de cette histoire s’est en fait déroulé pendant la nuit. Ça doit être l’heure idéale pour la raconter."


 

Le lendemain matin, Sami se réveilla plus tôt que d'habitude. La lumière du soleil transperçait à peine les volets fermés sans atteindre les pieds du lit.
Pendant plusieurs minutes, il observa ces rayons qui découpaient l'encadrement de la fenêtre et pénétraient dans chaque interstice laissé entre les planches : cela formait une sorte de quadrillage qui se projetait sur les murs de la pièce en se déformant selon une géométrie particulière.
Tout en contemplant les détails de la pénombre, il essaya de reconstituer le fil des émotions de la nuit. Il revoyait nettement certaines images mais plusieurs questions lui semblaient lointaines : que cherchait-il déjà ? pourquoi s'était-il levé ? pourquoi n'arrivait-il pas à dormir ?
La seule interrogation qui lui revenait clairement était celle du "mystérieux ancêtre". Oui, c'était ça. Il s'était endormi en se demandant qui était son mystérieux grand-père, celui dont il ne fallait pas parler. Mais, dans quel but alors était-il sorti dans le couloir ?
En tous les cas, s'il voulait recommencer, il devrait attendre la nuit suivante. Que faire en attendant ? Parler. Mais peut-être pas avec sa grand-mère... pas tout de suite. Discuter alors avec Jeannine.
Elle vivait là depuis longtemps. Depuis quand ? Elle savait sans doute beaucoup de choses sur l'histoire de sa famille. Il pourrait peut-être en tirer quelques informations.
Où chercherait-il ensuite ? Il connaissait bien la maison. Il l'avait déjà fouillée à plusieurs reprises avec ses cousins. Il connaissait plusieurs endroits que sa grand-mère fermait toujours à clé. C'était sans doute là que dormaient les trouvailles les plus intéressantes.
Sami savait que sa grand-mère avait l'habitude de conserver soigneusement les photos, les lettres, les cartes postales qu'elle recevait. Comment aurait-elle pu ne rien garder de son premier mari ?
Et Sabine... Il ne devait pas oublier de lui faire un compte-rendu régulier de ses découvertes. Il était sûr que cela l'intéresserait.

 

Cette dernière pensée le poussa hors du lit : il n'y avait pas de temps à perdre pour avoir quelque chose à dire. Une fois dans le couloir, il s'arrêta devant la porte de la chambre de sa grand-mère. Il prit le temps de se dire que, à cette heure-ci, la pièce était sûrement vide et, sans plus réfléchir, il ouvrit la porte.
Cette chambre aussi était traversée par le soleil matinal qui passait entre les volets entrecroisés. Sami connaissait l'endroit mais il ne s'y était jamais retrouvé seul.
Depuis ses "expériences" de la nuit, la maison n'était plus la même à ses yeux. Il vivait dans un univers où plus rien n'allait de soi, où chaque objet semblait porter une question dont il fallait trouver la réponse.
A la différence des deux autres chambres, les meubles de la pièce étaient lourds, massifs, sombres et sculptés. Vieux sans être usés.
Dans cette atmosphère "à l'ancienne", une armoire occupait presque tout le mur à gauche de la porte. Face à elle, le lit semblait fait du même bois : noir, massif, mais finement découpé.
Entre les deux, une table basse était surmontée d'une dentelle blanche et d'un coffret à bijoux. A gauche du lit, une table de chevet, recouverte aussi d'une dentelle blanche, supportait une lampe de lecture, un livre et une paire de lunettes.

Tout à son jeu de détective, Sami essaya de repérer l'élément qui lui permettrait de pénétrer les secrets de sa grand-mère. Mais aucune piste ne lui apparut.
L'ensemble de la pièce se reflétait dans les larges miroirs qui recouvraient les trois portes de l'armoire. Sami fit face au miroir et observa la chambre qui était désormais dans son dos. Il se souvenait des fantômes qu'il avait imaginés durant la nuit. Qui avait vécu dans cette pièce ? Sa grand-mère et son mari jusqu'à sa mort. Le mystérieux ancêtre, lui, n'y avait jamais mis les pieds.
Il remarqua alors, à côté de la fenêtre entrouverte, dans la pénombre laissée par le soleil, un cadre de bois accroché au mur. Il se retourna, avança de quelques pas et reconnut rapidement le visage figé qui le regardait.
Il s'agissait de son arrière-grand-mère : il reconnut un agrandissement de la première photo en noir et blanc que sa grand-mère lui avait montrée la veille. Elle dormait donc avec le visage de sa mère accroché au mur, à côté d'elle, à sa droite.
Sami observa rapidement les autres murs, mais il n'y avait que des cadres beaucoup plus petits : des images religieuses (des saintes à auréole, la vierge Marie...) mais pas d'autre photographie. Sami savait déjà que sa grand-mère était très croyante.
Il referma la porte et descendit prendre son petit-déjeuner. Il ne trouva personne dans la cuisine alors il commença à préparer tout seul.
Il était déjà attablé lorsque Jeannine entra avec une pleine bassine de légumes à éplucher. Elle fut étonnée de trouver le "jeune homme" déjà debout. Elle se mit au travail en souriant. Sami l'observait en finissant son bol et il commença une conversation anodine...
"Alors, tu as bien dormi ?... Ta grand-mère m'a dit qu'elle t'avait montré les vieilles photos du buffet... Oui, il y en d'autres dans le petit secrétaire du bureau... Ce sont des albums de famille, avec des photos de ton père et de tes tantes quand ils étaient enfants."

"- Tu l'as connu, mon père, quand il était petit ?
- Bien sûr. Je le connais depuis qu'il est né. Et aussi ta tante Annie.
- Tu as toujours habité avec grand-mère ?
- Non. Mais j'ai connu ta grand-mère quand nous étions toutes jeunes. Nous étions couturières dans une fabrique de draps et de serviettes. C'était notre premier travail et nous sommes devenues amies. Nous ne gagnions pas beaucoup d'argent... Et puis ta grand-mère s'est mariée. Avec ton grand-père, ils ont acheté cette maison, et je me suis installée avec eux un peu plus tard.
- Tu t'es installée dans la chambre à côté du grenier ?
- Oui. Elle n'était pas occupée et ton grand-père me l'a louée pour presque rien. Comme ça, je pouvais garder un peu plus d'argent pour moi.
- Et le premier mari de ma grand-mère, tu l'as connu ?
- Quel premier mari ?
- Mais... le papa de mon père, et de tante Annie.
- Ah, lui... Non, je ne l'ai pas connu... Ça s'est passé pendant la guerre, et j'étais partie rejoindre mes parents à la campagne... Qu'est-ce que ta grand-mère t'a dit sur lui ?
- Qu'il était militaire, et qu'il avait disparu pendant une mission.
- Oui, c'est ça. Et je n'en sais pas plus.
- Tu sais quand même comment il s'appelait ?
- Non... Je crois simplement qu'il était aviateur.
- Mais son nom ?
- ... Si ta grand-mère souhaite en parler, c'est à elle de te le dire.
- Mais, toi, tu le sais ?
- Je t'ai dit que non. Ta grand-mère a eu beaucoup de chagrin qu'il ne soit pas revenu. Elle n'a jamais eu envie d'en parler. Et je ne lui ai rien demandé pour ne pas lui faire de peine."

La réponse de Jeannine lui semblait cohérente... Le silence apparaissait comme la conséquence normale de la mort d'une personne : on avait de la peine puis on n'en parlait plus.
Sami se leva de table et alla réfléchir devant la télévision.

 

0h15