23 mai 2005

Richard passa une partie de la nuit recroquevillé au fond de l'impasse Devigne, une des impasses les plus désertes et les plus anonymes de Narbonne. Il pensait s'être endormi, ou peut-être évanoui, mais pas un instant il ne crut avoir rêvé ce qui venait de lui arriver. Il avait encore dans ses poches le papier, soigneusement plié avec le numéro de téléphone et, surtout, l'enveloppe.
Il se traîna derrière une poubelle, sous un réverbère, et il l'ouvrit. En comptant rapidement, il y en avait pour plus de mille euros... peut-être mille cinq-cent !
Cette fois, Richard ne put pas se retenir de ricaner mais il veilla tout de même à ne pas trop solliciter ses mâchoires et les muscles de ses côtes.
Pour lui, la première chose à faire était évidente. Il sortit un billet de cinquante euros, il répartit le reste de l'argent dans ses poches et il alla se payer une chambre d'hôtel pour finir la nuit. Un hôtel pas trop minable de préférence mais où personne ne s'étonnerait de l'état dans lequel il était.
Une fois installé, après une bonne douche, il s'allongea sur le lit et ferma les yeux.
C'était presque l'été... Il faisait chaud mais pas trop et Richard se sentait mieux. Il ferma les yeux. Il se dit qu'il ne voulait plus retourner au squat... Il n'y avait rien laissé d'important. Il voulait partir se reposer, prendre quelques vacances. Un peu comme celles qu'il prenait, plus petit, avec sa famille. Son père, sa mère... mais, pour une fois, sans personne pour l'emmerder. Tranquille... Et il s'endormit.

 

Le lendemain matin, il quitta l'hôtel et se mit en quête d'un dentiste pour soigner sa mâchoire. La dent n'avait pas complètement explosé : un morceau était resté planté dans la gencive et lui faisait très mal.
A sa troisième tentative, il en trouva un qui accepta de le prendre, sans rendez-vous, dans la matinée.
Après une bonne heure d'attente, le dentiste examina sa bouche. Il ne posa pas de question. Il lui demanda seulement s'il voulait une couronne pour remplacer la dent manquante. Richard se dit qu'il serait dommage de gâcher de l'argent pour cela. C'était une "prémolaire inférieure gauche" : il sentait facilement le trou en passant sa langue mais, devant un miroir, la blessure ne se voyait quasiment pas même quand il souriait.
Le dentiste nettoya délicatement la plaie et posa un pansement. Il lui prescrivit ensuite des anti-inflammatoires (du "para... cétamol" ?) sur une ordonnance illisible. Richard n'avait aucun papier d'assurance sociale (il dit qu'il s'était fait agressé et volé son porte-feuille) mais précisa qu'il avait du liquide pour pouvoir payer. Il se ferait rembourser... plus tard.
Il acheta les anti-inflammatoires dans une pharmacie mais préféra payer sans montrer l'ordonnance.

Il allait mieux. Il avait de l'argent. Où allait-il partir ? Il voulait voir des arbres. Toute une forêt.
Dans ses souvenirs, les images qu'ils préféraient étaient celles d'une aire d'autoroute où ses parents s'étaient arrêtés avec lui pour pique-niquer, un jour de grand départ vers l'Espagne. Il y avait des jeux, des arbres... c'était beau. Où retrouver cela ?
Sur des plans de bus de la ville, il se souvenait aussi avoir lu un jour la destination "bois de Valverde" et, comme ses connaissances géographiques ne lui permettait pas d'envisager une destination plus lointaine, il acheta un ticket simple et se fit transporter vers ce lieu mystérieux au nom agréable.
En fait, le bois de Valverde était un petit parc boisé à côté d'un grand centre commercial qui occupait une des sorties de Narbonne, juste avant l'autoroute. Probablement ce reliquat de verdure était-il tout ce que les écologistes locaux avaient pu préserver lors de la construction de la zone...
Mais, à la descente du bus, Richard fut enchanté par le paysage : bucolique mais pas trop, différent des rues basses du centre-ville sans pour autant être trop campagnard.
Et puis, coincé entre la zone commerciale et le petit bois de Valverde, il aperçut un hôtel Campanule deux étoiles ! Richard se sentit immédiatement attiré par l'enseigne accueillante verte et blanche... Il se présenta à l'accueil et demanda une chambre simple avec vue sur le bois.
" Pour combien de temps, Monsieur. ....Quatre nuits s'il vous plaît, mais peut-être un peu plus. Comment comptez-vous régler ? En liquide. Dans ce cas, il faudrait payer d'avance. Aucun problème. Je vous remercie."
La chambre était parfaite : lit moelleux, télévision, climatisation et, surtout, le calme, la solitude, l'anonymat. Pour quelques jours au moins, il n'était personne et une métamorphose allait pouvoir se produire.

Une fois installé, Richard attendit d'être assis au pied d'un des arbres de Valverde pour vraiment réfléchir à ce qui venait de lui arriver : la "bonne fée", les "trois souhaits"... Qu'est-ce qu'il lui voulait, ce type avec son costard noir ?
Pour quelqu'un qui lui voulait du bien, il avait eu une manière vraiment étrange de se présenter : Richard n'était toujours pas en état de faire le moindre mouvement sans se souvenir des "coups de baguette magique" que lui avaient administrés ses deux lutins. L'avait-il déjà vu quelque part ? Non. Sa voix non plus ne lui disait rien. Mais alors, c'était qui ?
C'était peut-être une blague... mais le type l'avait quand même laissé avec un beau paquet de fric et, en plus, il disait avoir épongé toutes ses dettes auprès de Kovaleski. D'après ses souvenirs, cela se comptait en quelques milliers d'euros. Alors, que fallait-il penser de tout cela ?
Richard se leva doucement et partit déjeuner à la cafétéria du centre commercial. Puis il passa l'après-midi dans la galerie marchande.
En fait, Richard resta sept jours à l'hôtel Campanule et il y passa une des plus belles semaines de toute sa vie. Le matin dans les bois, l'après-midi dans la galerie marchande, le soir dans sa chambre. Il profitait de son argent mais il le dépensait modérément, juste pour se faire plaisir. Il avait tout autour de lui, il avait de l'argent et personne ne lui disait ce qu'il avait à faire.
Quand il était petit, ses visites au supermarché se finissaient toujours en crise d'hystérie envers sa mère pour obtenir quelque chose mais, là, il se sentait bien : il n'avait pas besoin de s'énerver.
En plus de sa nourriture, il acheta essentiellement de nouveaux habits, un lecteur de DVD qu'il brancha sur le téléviseur de sa chambre, quelques films en promotion (deux ou trois par soirée) et... un téléphone portable (à compte bloqué rechargeable puisqu'il n'avait ni numéro bancaire ni adresse fixe). Il mit en mémoire n°1 le numéro de la "bonne fée".

Pendant une semaine, Richard réfléchit énormément. Il se disait qu'il était à un tournant de sa vie mais quel était le sens de sa vie ? Pourquoi existait-il ? D'où venait-il ? Où allait-il ? Que devait-il espérer ? Ne plus souffrir ? Être heureux ? Devenir quelqu'un de bien ? Mais comment et pourquoi ?
Sans le savoir, et à sa manière, Richard reprit en une semaine tout le chemin parcouru par les philosophes occidentaux depuis la nuit des temps. A une vitesse prodigieuse, il fut tour à tour matérialiste, idéaliste, rationaliste, positiviste, fataliste... Épicurien, stoïcien, platonicien, cartésien... Mystique, eudémonique, agnostique... Le tout grisé par la verdure et la société de consommation.
Au total, Richard ne sut pas mesurer l'ampleur de son parcours intellectuel mais il en retira l'idée que, finalement, il était peut-être parfaitement capable de trouver sa place dans ce monde. Lui, au milieu de tous ces gens pressés derrière leurs caddies avec leurs courses, leurs enfants : la plupart avaient l'air heureux, après tout. Et on lui offrait une seconde chance. Pourquoi ? peut-être parce que lui n'avait pas eu droit à sa première... Pourtant d'autres que lui la mériteraient... mais cette fois c'était pour lui.
Au fil des jours, Richard avait pris confiance en ce qui lui était arrivé. Oui, la proposition était sûrement vraie. Oui, il était capable, pour une fois, de faire le bon choix. Oui, le monde des humains avait sûrement quelque part une petite place pour lui.
Il regardait les gens autour de lui. Il souriait. Il caressait son téléphone portable dans sa poche.

 

la suite ?