22 mai 2017

Il était bientôt cinq heures du matin. Le réveil de Caroline venait de sonner une première fois. Elle serait levée dans quelques minutes.
Richard ramassa le bout de papier et le déplia.
Il s'agissait d'une petite annonce. Une annonce nécrologique toute simple, découpée au milieu d'une page.
"La famille Vitti-Sorghiete et leurs alliés sont au regret de vous annoncer la disparition de leur bien-aimé père, frère et cousin Antonio, mort ce jeudi d'une crise cardiaque à l'âge de 54 ans. Ses obsèques auront lieu ce lundi à 15 heures au cimetière Saint-Pierre de Marseille. Son souvenir et son affection nous accompagneront bien au-delà."
Sa famille était donc là, dans ces quelques phrases remplies de banalité et de... discrétion. Peut-être était-ce déjà un geste bien imprudent de leur part... Caroline était debout et elle se dirigeait vers la salle de bain.
Et c'est au bas de l'annonce que Richard aperçut quelques chiffres griffonnés à la main : 01-47-86-22-04 !

Quand Caroline sortit de la salle de bain, Richard était déjà tout habillé et le petit déjeuner était prêt. Il n'avait quasiment pas dormi mais il se sentait porté par une énergie frénétique. Il refusait obstinément de considérer cela comme un espoir mais il était sûr d'une chose : la plaisanterie n'était pas complètement terminée. Caroline fut l'objet, en quelques minutes, de mille petites affections. Elle en fut ravie sans imaginer toute la tension qui motivait tout cela. Une fois de plus, Richard était détenteur d'un secret...
Il devait attendre d'être seul pour téléphoner. Mais à qui ? En région parisienne. Vers une nouvelle messagerie ? Mais Antonio était mort. Qui alors ?
Vers 9h30, le coup-de-feu était passé. Tous les automobilistes qui venaient faire le plein avant d'aller travailler étaient partis. Les pistes étaient plus calmes, Alexandre était parti à l'école. Caroline travaillait à la boutique et le garage semblait fonctionner tout seul. Vers 10h, Caroline partirait à l'hôpital pour rejoindre Johan.
Richard, lui, attendait une livraison de carburant d'un instant à l'autre. Il ne disposait que de quelques minutes. Son énergie était quelque peu retombée... le doute et l'angoisse allaient l'envahir s'il n'agissait pas tout de suite.
Il s'enferma dans son bureau et composa le numéro... Quatre sonneries pour une éternité.
"Accueil de l'hôpital Necker, j'écoute ?... Allo ?"
Richard se sentait incapable de dire quoi que ce soit et puis ce fut comme... une inspiration :
"- Bonjour... Je voudrais parler au docteur Vitti, s'il vous plaît.
- Ne quittez pas, je vous passe son secrétariat."
Neuf secondes, pour une deuxième éternité.
"Secrétariat du service de chirurgie pédiatrique, je vous écoute... Allo ? ...Allo ?"
Cette fois, Richard ne savait plus quoi dire. Il n'y avait plus rien à dire. Il raccrocha le téléphone et se leva d'un bond. Il prit sa veste et ses clés de voiture. Il entra en trombe dans la boutique et cria à Caroline qu'il avait eu une idée pour soigner Johan. Il devait partir pour Paris et la rappellerait dès que possible.
Il était déjà dehors alors qu'il finissait sa phrase : il n'eut aucune idée de la réaction qu'avait bien pu avoir sa femme. Le temps de s'en rendre compte, il était dans sa voiture et se dirigeait vers l'autoroute en direction du Nord.
Paris, A71, 425 km.

Quatre heures de route, un sandwich et deux flashes radar plus tard, la voiture de Richard entrait dans Paris. En chemin, il avait appelé plusieurs fois Caroline en lui expliquant qu'il avait lu dans un article qu'un célèbre docteur parisien avait ouvert un nouveau service de chirurgie rénale à l'hôpital Necker... Un des services les plus performants du monde. Il fallait absolument qu'il le rencontre pour lui parler de Johan.
Caroline n'eut pas vraiment l'occasion de protester face à la frénésie de son mari. Il lui avait promis de rentrer le plus vite possible. Il lui avait aussi demandé de chercher l'adresse exacte de l'hôpital.
Vers 15h15, il arriva à l'accueil et demanda le service de chirurgie pédiatrique du mystérieux docteur Vitti. Et c'est au secrétariat du service de chirurgie pédiatrique que la situation se compliqua quelque peu...
Richard n'avait pas de rendez-vous, l'emploi du temps du professeur Alessandro Vitti était complet pour toute la semaine et la mine affolée du nouveau venu semblait inquiéter les deux secrétaires.
Quand il réalisa qu'elles étaient prêtes à appeler les agents de sécurité, il fit l'effort de se calmer. Il expliqua qu'il pouvait patienter autant de temps qu'il le faudrait mais qu'il fallait prévenir le docteur qu'un patient avait besoin de lui en urgence de la part d'Antonio Vitti. La secrétaire nota le message mais le professeur était actuellement au bloc opératoire. Elle l'assura qu'elle lui transmettrait sa demande dès qu'il viendrait reprendre ses consultations. Il fallait maintenant patienter.
"Merci beaucoup, mademoiselle."
Richard s'assit dans la salle d'attente et éteignit son téléphone portable : il ne voulait plus parler à Caroline avant d'avoir vu le docteur. Il éplucha tous les magazines éparpillés sur la table basse. Il avait faim et soif mais il ne voulait surtout pas quitter la salle d'attente un seul instant. La petite pièce commençait à se remplir. Peut-être Richard aurait-il la chance de passer avant tout le monde. Il désirait tant repartir vite à Clermont-Ferrand avec de bonnes nouvelles.
Au bout de deux heures, une des deux secrétaires vint le voir. Elle avait transmis le message au professeur Vitti : celui-ci avait eu l'air extrêmement étonné. Il recevrait Richard dans la soirée, après ses consultations.
"Merci beaucoup, mademoiselle."

Comme il n'avait nulle part où aller, Richard erra dans le service tout au long de l'après-midi... La salle d'attente était pleine de parents accompagnant des enfants qui avaient plus ou moins bonne mine. Parmi eux, Richard put contempler quelques portraits dans lesquels il pouvait deviner des situations probablement dramatiques... Il faisait tout pour ne pas y penser. Johan. Johan... il n'était peut-être pas, après tout, le cas le plus désespéré du monde mais Richard devait rester convaincu qu'il l'était et se battre sur la moindre opportunité.
Chacun pour soi. Antonio lui avait donné sa parole et il irait la chercher aussi loin qu'il le faudrait.
Depuis son départ, le matin, il vivait une période de questionnement comme celles qu'il avait connues lors de ses deux premiers voeux. Mais, cette fois, tout allait encore cent fois plus vite dans sa tête.
Au total, la seule question qui lui semblait digne d'être posée dans un moment pareil était de savoir si Dieu existait. Tout le reste n'avait aucune importance. Si Dieu existait, alors Johan pourrait être soigné. Sinon... sinon la question elle-même n'aurait plus aucune importance. Et le fait même de se poser des questions... Bref, ce serait la fin de la philosophie !
Mais la vie continuerait. Pour Alexandre. Les enfants ne doivent jamais subir le désespoir de leurs parents. Lui, il l'avait subi mais, comme Antonio, il ferait tout pour préserver sa famille...
Il ralluma son téléphone et il laissa un message à Caroline pour lui dire qu'il avait obtenu un rendez-vous dans la soirée avec le chirurgien. Tout allait bien. Il raccrocha et éteignit à nouveau son portable.
La dernière patiente et son petit garçon furent appelés dans le cabinet vers 21 heures. Ils en ressortirent vers 21h20. Le docteur Alessandro Vitti reçut Richard vers 21h40.

Les deux hommes semblaient épuisés... chacun sans doute pour des raisons bien différentes.
Assis dans la lumière des néons qui l'obligeait à garder les yeux grand ouverts, le docteur attendait Richard et le regardait d'un air à la fois intrigué mais trop fatigué pour poser des questions. Ses traits étaient facilement comparables à ceux d'Antonio mais Richard mit quelques instants à s'en apercevoir à cause de la chevelure ébouriffée poivre et sel qui couvrait la tête de son interlocuteur (celle d'Antonio était parfaitement noire et lisse). Et la blouse blanche de médecin ne facilitait pas non plus la comparaison...
Richard s'assit. Il attendit quelques secondes puis il commença à expliquer sa situation et celle de son enfant. Il expliqua les choses du mieux qu'il put - il connaissait presque par coeur le dossier médical de Johan - et il termina en racontant que c'était Antonio Vitti lui avait conseillé de venir consulter son... frère (?), à l'hôpital Necker.
Le chirurgien l'écoutait sans rien dire. Il réfléchit quelques secondes puis il essaya de résumer la situation avec un air de grande concentration.
"- Si je comprends bien tout ce que vous me dites... vous m'expliquez que votre fils de sept ans a subi un grave accident il y a à peu près deux mois... et que mon frère, qui est mort depuis deux ans, vous a conseillé de venir me voir, c'est bien ça ?
- Euh... non. En fait, la dernière fois que je l'ai vu (il y a environ cinq ans), il m'avait dit que, si l'un de mes enfants avait un grave problème, alors son frère (vous) pourrait nous aider, à l'hôpital Necker de Paris.
- Il vous a dit, il y a cinq ans, de venir me voir à l'hôpital Necker ?
- ... Non. C'était, en fait, il y a... trois ans. Je crois."
Le chirurgien semblait véritablement accablé par cette conversation et Richard se sentait de plus en plus mal à l'aise... mais il gardait l'impression que, peut-être, il ne s'en sortait pas si mal que ça.
En tous les cas, quelques incohérences valaient sûrement mieux qu'une histoire un peu farfelue de "bonne fée" et de "trois souhaits" accordés un soir dans une impasse de Narbonne.
"- Quels sont... ou plutôt quels étaient vos liens avec Antonio ?
- En fait, je suis quelqu'un qui a assez mal démarré dans la vie. J'ai fait quelques bêtises et, un jour, Antonio en a entendu parlé et m'a proposé de m'aider à m'installer dans une station-service pour avoir un métier et commencer une vie normale... Ça a marché... J'ai toujours la station-service et puis il y a ma femme et mes enfants... Je lui dois beaucoup.
- Vous avez un lien de parenté avec notre famille ?
- Antonio m'a dit que mon père était l'un de vos cousins... un cousin éloigné."
Richard donna les noms de ses parents mais le docteur secoua la tête pour signifier qu'il n'en avait jamais entendu parler.
Un silence plana ensuite dans la pièce pendant près d'une minute.
"- Si Antonio vous a aidé... je vais voir ce que je peux faire pour vous. Mais je ne vous promets absolument rien. Je n'ai pas les moyens d'Antonio ni ses idées bizarres... J'appellerai demain matin l'hôpital de Clermont-Ferrand... Soyez dans ma salle d'attente demain à partir de 9 heures. Je vous prendrai entre deux consultations dès que je saurai quoi vous répondre.
- Mer...
- Ne me dites rien. Si la situation est trop compliquée, vous serez obligés de retourner à Clermont-Ferrand et d'attendre patiemment que les choses se passent... Pour l'instant, excusez-moi mais il vaut mieux pour tout le monde que nous allions dormir. Bonsoir."

 

c'était donc ça...