Mardi, 8h.

Le mardi matin, le "docteur" Boujéma arriva tôt au commissariat pour prendre connaissance de l'affaire à laquelle Pinter Zymot souhaitait le faire participer. Il connaissait encore peu cet inspecteur au nom étrange mais ils avaient déjà collaboré à deux reprises sur des affaires concernant des adolescents. Ils en gardaient tous deux de bons souvenirs : ils avaient des points de vue différents mais ils s'entendaient suffisamment bien pour agir de manière complémentaire.
Les deux hommes avaient à peine la trentaine mais chacun commençait à se faire une assez bonne réputation au sein de leur profession : Zymot dans son commissariat et Boujéma dans son cabinet de consultation.
En fait, dès ses premières affaires, le jeune inspecteur Zymot avait souhaité faire intervenir des psychologues pour mieux comprendre les "raisons pratiques" qui menaient certains adolescents à commettre, en toute conscience, des actes délictueux alors que, le plus souvent, ces actes ne répondaient pas à un besoin précis.
A plusieurs reprises, il avait entendu parler d'un "docteur Boujéma" : un jeune psychologue, récemment installé, qui recevait beaucoup d'adolescents en difficultés et qui, de plus, menait des actions de sensibilisation dans les différents établissements scolaires de la ville.
Et, effectivement, le "docteur" Boujéma (qui n'était pas médecin mais que tout le monde appelait "docteur") aimait sortir de son cabinet et aller à la rencontre de ceux qui n'avaient encore jamais entendu parler de "psychologie" ou d'"inconscient". Et ses consultations comme ses animations semblaient être de plus en plus appréciées.
La première fois qu'il fut contacté par Pinter Zymot, il accepta de l'aider de manière informelle. Il prit goût immédiatement à cette nouvelle forme d'implication dans la société. Il apprécia également de travailler avec ce jeune inspecteur, au nom étrange, qui semblait efficace, déterminé mais prêt à entendre un avis différent du sien.
C'était d'ailleurs Zymot qui l'avait convaincu de passer les examens pour obtenir un agrément officiel lui permettant de participer à titre d'expert à des enquêtes de police judiciaire.

 

L'inspecteur lui expliqua d'abord point par point les éléments de l'affaire de la rue Delhomme. Il lui montra les images prises dans la nuit de dimanche à lundi (Boujéma fut d'ailleurs épaté par leur qualité) ainsi que le rapport rédigé par l'équipe qui était intervenue dans l'appartement de Mme Autard.
Il lut également le bilan médical de la vieille dame : celle-ci était toujours plongée dans le coma et ne présentait aucun signe d'amélioration.
Zymot lui donna l'identité des trois jeunes suspects mais Boujéma n'en connaissait aucun. Il lui expliqua ensuite comment il avait pu les identifier puis comment il avait mis la main, sans aucune difficulté, sur Michael Sorlin et Anthony Terrazzi.
Dans l'après-midi, il avait envoyé une équipe de policiers pour attendre Andy Paulard à son domicile après les cours. Là-encore, l'interpellation n'avait posé aucune difficulté, tant de la part de l'enfant que de ses parents. L'inspecteur avait déjà eu le temps de les interroger tous les trois, l'un après l'autre, et ils avaient passé la nuit au commissariat. Vue la gravité des faits, ils avaient été placés en garde à vue par le procureur.

"- Ils sont enfermés ici depuis hier ?
- Oui, ils sont tous les trois en garde en vue.
- Jusqu'à quand ?
- L'affaire est suffisamment grave pour que j'obtienne une prolongation du procureur, jusqu'à demain matin, pour tous les trois... Selon l'évolution de l'état de Mme Autard, ils pourront être accusés de meurtre ou tout au moins de coups et blessures... en plus de leur tentative de cambriolage.
- Ils l'ont frappée tous les trois ?
- Oh non. Une seule fois. Il n'y a eu aucun acharnement. On est presque certain qu'elle les a surpris pendant le cambriolage et que l'un d'entre eux l'a frappée pour ne pas qu'elle appelle à l'aide. Puis qu'ils se sont enfuis sous le coup de la panique.
- Les trois garçons ont avoué ?
- Pour le cambriolage, oui.
- Et pour l'agression ?
- Non... La situation est plus compliquée. Et c'est pour ça, en fait, que j'aimerais que tu les interroges. Comme me l'a dit le procureur, si j'apprends d'ici demain matin lequel a frappé Mme Autard, alors un des garçons partira en détention provisoire pour coups et blessures - voire homicide - et les deux autres seront simplement poursuivis pour leur tentative foireuse de cambriolage.
- Sinon ?
- Sinon, tous les trois partiront en prison, soit pour tentative de meurtre soit pour complicité. Quand tu les verras, tu comprendras vite que la prison ne sera sûrement pas une bonne solution pour eux. Ils ne sont pas taillés pour y résister longtemps.
- Comme tous les autres... Comment se sont passés les interrogatoires ?
- Très différemment selon les cas. Le petit Anthony a avoué tout de suite et a tout raconté, de la préparation jusqu'à l'exécution du casse : il a confirmé que Michael et Andy étaient avec lui. Par contre, il jure qu'il n'a rien vu de l'agression parce qu'il était resté dans le hall de l'appartement pour faire le guet.
- Il est crédible ?
- Il est très nerveux. Il a l'air plein de remords et terrorisé à l'idée d'aller en prison : il prétend avoir dit tout ce qu'il savait.
- Et les deux autres ?
- Michael Sorlin, tout simplement, ne m'a absolument rien dit : même pas son prénom. Il a passé vingt minutes à me regarder, avec un petit sourire en coin, pendant que je lui racontais tout ce qu'il avait probablement fait et ce qu'il risquait pour cela. Rien du tout.
- Et... Andy Paulard ?
- Lui non plus n'a pas explicitement avoué, mais il est beaucoup plus nerveux que Sorlin. Il hésite souvent, il a sangloté plusieurs fois. Il semble avoir envie de répondre à certaines questions mais il n'a finalement répondu à aucune concernant l'agression.
- Tu as les enregistrements ?
- Oui, tu pourras les écouter.
- A qui ont-ils parlé depuis le cambriolage ?
- Apparemment à personne, à part moi. Aucune des trois familles n'était au courant. Ils ont revu leurs parents sous surveillance mais cela n'a rien apporté... Ils sont chacun dans des cellules différentes et tout a été fait pour qu'ils ne communiquent pas entre eux.
- Ils ont vu un avocat ?
- Tu parles. C'est tout juste si un auxiliaire de justice a pris le temps de venir les voir. Anthony lui a répété ce qu'il m'avait dit et les deux autres ne lui ont même pas adressé la parole.
- Je pourrai voir les trois ce matin ?
- Oui, je te laisserai mon bureau.
- ... J'aimerais écouter d'abord l'entretien du troisième - Andy - et ensuite voir Anthony, celui qui a "tout dit".
- D'accord."

Zymot sélectionna le fichier contenant l'interrogatoire d'Andy Paulard et il monta le son de son ordinateur.
"- Alors, Andy. Est-ce que tu sais pourquoi tu es là aujourd'hui ?
- Non.
- Tu ne sais pas de quoi tu dois me parler ?
- Non... je devrais être à l'école.
- Et si tu n'es pas à l'école, c'est qu'il s'est passé quelque chose de grave, non ?
- ...
- Après tes journées de cours, tu rentres chez toi, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et ensuite, est-ce qu'il t'arrive de ressortir, dans la rue ?
- ... Oui, ça m'arrive.
- Et le soir ? Est-ce qu'il t'arrive de ressortir de chez toi tard le soir ?
- ... Non.
- Donc, dimanche soir, tu es resté chez toi ?
- Oui.
- Toute la nuit ?
- Oui.
- Non. Dimanche soir, tu es sorti de chez toi vers minuit et tu es revenu vers 1h du matin.
- Non.
- Tu es sorti vers minuit et tu es rentré vers 1h du matin.
- Non.
- Andy, je ne suis pas un surveillant de ton collège. Je suis inspecteur de police et je m'occupe d'affaires pénales. Tu as commis quelque chose de grave dimanche soir. Si tu ne me racontes pas ce qui s'est passé, ta faute devient encore plus grave... Si tu me racontes délibérément des mensonges, tu n'as aucune chance de ressortir libre du commissariat. Même si, peut-être, ta faute n‘est pas si grave que ça.
- ...
- Andy ? Si tu te moques de moi, tu auras un procès et c'est un juge qui décidera de la sanction qui te sera imposée.
- Non, monsieur, je ne me moque pas de vous. Je ne sais pas ce que je fais là. Vous pouvez demander à mes parents...
- Rassure-toi, j'ai déjà discuté avec eux. Et un autre inspecteur est en train de leur poser toutes les autres questions qui te concernent.
- Et alors ? Qu'est-ce qu'ils ont dit ?
- ... Occupe-toi d'abord des questions que je te pose à toi.
- ... J'étais chez moi.
- Andy, tu regardes la télévision, non ? Tu sais que, aujourd'hui, quand quelqu'un commet un acte grave, les policiers ont des moyens de plus en plus précis pour savoir ce qui s'est passé et pour retrouver les personnes coupables... Même si personne ne les a vues, même si elles sont persuadées de n'avoir laissé aucune trace.
- ... Je ne sais pas.
- Moi, je sais. Dans la nuit d'hier, dimanche soir dernier, tu es sorti de chez toi probablement vers minuit, et tu es allé jusqu'à la rue Delhomme, à environ 500 mètres de chez toi, pour retrouver tes deux camarades Anthony et Michael... Tu les connais, eux, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Tant mieux, parce que eux, en tout cas, ils te connaissent.
- ...
- Ensuite, vous vous êtes rendus au n°36, vous êtes montés au 3ème étage, et vous êtes rentrés dans l'appartement de Mme Ghislaine Autard... âgée de 68 ans.
- ... Non.
- Non, quoi ? Qu'est-ce qui est faux dans ce que je viens de dire ?
- ...
- Si tu décides de ne rien m'expliquer et que tes deux copains racontent des choses fausses à ton sujet, tu ne pourras pas te défendre.
- ...
- Tu as plus de 13 ans, n'est-ce pas ? Tu as atteint la majorité pénale.
- ...
- Si tu es coupable, tu pars en prison.
- ...
- Tu n'as rien à dire ?
- ...
- Dans ce cas, conformément aux règles de la garde à vue, tu vas être placé en cellule, sans ceinture ni lacet, jusqu'à ce que je te rappelle pour un nouvel interrogatoire... Tu recevras l'assistance d'un avocat dès que l'un d'eux aura pu se libérer.
- ...
- Il y a des choses que tu as envie de faire sorti... mais qui sont encore trop grosses pour toi. Tu vas les digérer un peu et, après, ce sera plus facile.
- ...
- De toute façon, je sais déjà pas mal de choses et j'en saurai de plus en plus. Alors, ne t'imagine pas que tu me caches des secrets importants.
- Qu'est-ce que vous voulez savoir, alors ?
- ... Je te le dirai demain. Pour l'instant, tu retournes réfléchir en cellule."

Boujéma écouta deux fois l'interrogatoire, pendant que Zymot allait chercher le jeune Terrazzi. La voix d'Andy Paulard confirmait ce que l'inspecteur lui avait dit : rien dans cette affaire ne semblait avoir été exécuté de sang froid. Parfois agressif, mais surtout hésitant, le jeune garçon paraissait embrouillé par la multitude d'événements qui se bousculaient dans sa tête et dans sa gorge...

 

Mardi, 8h32.