Tiliana *****

Je me souviens...
Je me souviens que j'avais fait une nouvelle crise d'angoisse. Ma mère, paniquée par mon état, m'avait fait boire une forte dose de calmant.
A mon réveil, elle était là, près de mon lit, l'air épuisé. Elle me regardait gentiment et me demandait comment je me sentais.
"Tu as dormi presque une journée entière."
Je me sentais bien, comme une petite fille qui venait de se réveiller. Je n'avais mal nulle part. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi sereine.
"Tu as sûrement envie de boire ou de manger quelque chose."
"Est-ce que papa est là ?"
"Oui, il vient de rentrer."
"J'ai besoin de lui parler."
"Tout de suite ? Qu'est-ce qui ne va pas ?"
"Va le chercher, s'il te plaît."

"Maman m'a dit que tu voulais me parler."
Je ne me souviens plus exactement de toutes les questions qui me sont venues à l'esprit.
"Tous les gens qui habitent à l'intérieur de la montagne ne vivent pas comme nous, n'est-ce pas ?"
"Non... Rien que dans le mont Arokor, il existe plus d'un millier de galeries, construites à des époques différentes. Elles sont réparties en trois grandes catégories : les étages supérieurs, les niveaux intermédiaires et..."
"Et les mines."
"Oui, c'est ça."
"Dans les niveaux intermédiaires, les gens vivent dans de tout petits espaces répartis le long de couloirs éclairés à la lumière blanche."
"Oui."
"Et les mines ne sont que des galeries creusées dans la roche sans aucune lumière et infestées par des Aroks."
"Oui."
"Il n'y a que nous qui bénéficions de tous les aménagements qui nous permettent de vivre comme si nous étions à l'extérieur."
"Nous sommes quand même nombreux dans ce cas."
"Les plus riches... Et c'est toi qui a construit tout ça ?"
"Non, ce n'est pas aussi simple... Cela fait des milliers d'années que notre population est obligée de se cacher régulièrement sous terre pour pouvoir survivre. Lors de chaque occlusion, de nouvelles galeries sont créées, d'autres sont réaménagées. Nous essayons, à chaque fois, de faire mieux que ce qui existait avant nous mais ce n'est pas possible d'assurer le même niveau de confort pour tout le monde. Rien que dans le mont Arokor, nous devons assurer la survie de plus d'un million de personnes."
"Mais pourquoi gardons-nous pour nous tous les aménagements de confort ? Nous sommes à l'étage des Empereurs et, en-dessous, ils n'ont rien."
"Les niveaux intermédiaires ont été construits il y a longtemps. Les plus profonds datent de plusieurs siècles. A chaque fois, nous essayons de les améliorer mais il n'est pas possible de les reconstruire entièrement. Plus nous montons dans les étages, plus les installations sont modernes et je te jure que, déjà, les conditions des niveaux intermédiaires sont bien meilleures que celles que j'ai connues dans mon enfance. Et je ne te parle même pas des récits que pourraient te faire les plus vieux d'entre nous."
"Ah bon ? Moi, je ne vois pas comment elles pourraient être pires."
"Tiliana, est-ce que tu te rends vraiment compte de la situation dans laquelle nous sommes ? Nous vivons à l'intérieur d'une montagne ! Sais-tu à quel point il est difficile de respirer, de fabriquer de l'eau potable et de la nourriture dans ces conditions. La moindre panne d'un seul générateur peut entraîner la mort atroce de plusieurs milliers de personnes : c'est déjà arrivé à de nombreuses reprises. Je te jure que nos installations actuelles, que j'ai contribué à mettre en place ces dix dernières années, assurent pour la première fois à tous les niveaux intermédiaires un air parfaitement respirable, de l'eau et de la nourriture sans aucune interruption pour tous les habitants. C'est la première fois que nous parvenons à ce résultat ! Néanmoins je ne peux pas annuler le fait que nous sommes tous enfermés et que c'est une situation difficile même si nous faisons des progrès."
"Nous faisons des progrès surtout pour nous-mêmes."
"Si tu avais connu les occlusions précédentes, tu aurais pu voir à quel point, même si l'on survit, il est facile de devenir fou dans un environnement pareil. La dernière a duré quatre années, ce fut interminable. Des bagarres éclataient partout, des gens tentaient de sortir, d'autres déprimaient voire se suicidaient. Alors c'est vrai que, pour cette fois, nous avons voulu aménager un étage un peu à part pour voir comment nous pouvions créer un environnement plus facile à supporter durant les longues occlusions. Mais tout ce qui a réussi ici pourra, plus tard, être repris pour améliorer les autres niveaux."
"Les nouveaux étages sont toujours construits au-dessus des autres ?"
"Oui, notre technologie nous permet de monter de plus en plus haut. Les étages les plus anciens sont toujours les plus profonds. Ceux qui ont été creusés durant les toutes premières périodes."
"Et les Aroks qui vivent dans les mines, qui sont-ils ? Ne me dis pas que ce sont des animaux, l'un d'eux m'a parlé."
"Et bien, c'est une longue histoire... Depuis des milliers d'années, il est arrivé à plusieurs reprises que de véritables guerres éclatent, pendant des occlusions, entre les habitants des différents étages. D'après ce que je sais, certains épisodes furent terribles... Il est arrivé que des populations entières soient enfermées vivantes dans leurs galeries pour les empêcher de ressortir quand l'atmosphère redevenait vivable.
Il semblerait que les Aroks soient des descendants de l'une de ces populations. Certains individus auraient réussi à survivre et se seraient adaptés aux conditions de vie souterraines. Au fil des mutations, ils ont formé une nouvelle espèce qui, depuis, prolifère dans les galeries les plus primitives que l'on appelle les mines. A l'époque où elles ont été construites, il n'y avait pas de générateurs : les systèmes d'aération étaient de simples ouvertures filtrées, l'eau était celle des nappes souterraines et la nourriture... celle que l'on pouvait trouver. Et, effectivement, malgré leur enfermement permanent, certains Aroks ont gardé une capacité de langage."
"Alors, ils sont de la même espèce que nous ?"
"En tous les cas, il faut se méfier d'eux. Ils peuvent être extrêmement rusés et agressifs. Ils s'introduisent dans les conduits d'aération où ils peuvent mieux respirer et ils cherchent, par tous les moyens, à mettre la main sur nos réserves d'eau et de nourriture. De plus, ils nous détestent (ce qui peut se comprendre) : ils ont compris l'importance vitale de nos générateurs et ils provoquent régulièrement des pannes. Du moins ils essaient, comme le soir où tu t'es enfuie. Depuis le début de cette occlusion, ils n'ont pas encore réussi à le faire. J'espère que cela va continuer."
"Quand j'étais dans les mines, celui qui m'a parlé m'a dit : "Tu n'es pas des nôtres mais tu es déjà venue ici". Et celle qui m'a sauvée - Odesa - pense que c'est lié à mon doigt coupé. Pourquoi ?"
"Et bien... Ton doigt n'a pas été arraché par une grille d'aération... Mais, quand tu as posé des questions à ce sujet, tu étais encore petite : nous ne pouvions pas te dire la vérité."
"Et maintenant ?"
"Tu es née pendant la précédente occlusion, celle qui a duré quatre ans... Durant la quatrième année, des émeutes ont commencé à éclater dans les niveaux intermédiaires. Les Aroks s'étaient multipliés et ils s'infiltraient partout. Les habitants des niveaux intermédiaires voulaient venir se réfugier dans les étages supérieurs qui, c'est vrai, étaient beaucoup mieux protégés. Nous ne pouvions pas accueillir tout le monde et... certains d'entre nous ont refusé violemment toute idée d'ouvrir les portes des étages inférieurs."
"Pourquoi ?"
"Parce que... certains techniciens estiment que, puisqu'ils sont les seuls à savoir faire fonctionner et réparer les générateurs, il est normal qu'ils bénéficient de certains avantages. C'est assez compliqué... Bref, certains groupes ont essayé d'entrer par force et ont commencé à préparer des sabotages. Les soldats ont dû intervenir et il y a eu des morts des deux côtés. Mais l'un des sabotages a failli réussir : une bombe placée sur notre générateur principal a été neutralisée juste à temps. Tout le monde a compris que nous avions frôlé la catastrophe. Après cela, en accord avec les habitants des niveaux intermédiaires, nous avons décidé qu'il fallait en finir avec les Aroks, puisqu'ils étaient à l'origine de tous les problèmes."
"Comment ?"
"En... bouchant leurs galeries et en les empoisonnant à l'intérieur... Nous avions tout préparé mais, je ne sais toujours pas comment, il semblerait que les Aroks aient compris ce que nous voulions faire."
"Et qu'est-ce qu'ils ont fait ?"
"Une nuit, ils se sont introduits dans les étages supérieurs et ils ont emporté avec eux une dizaine de nos enfants. Mais ils ne les ont pas tués... Tant qu'ils les gardaient avec eux, ils savaient que nous n'oserions pas empoisonner leurs galeries."
"Je faisais partie de ces enfants ?"
"Oui, tu n'étais encore qu'un bébé. Plusieurs enfants ont été retrouvés morts et ta mère et moi craignions de ne jamais te revoir vivante... Et puis l'occlusion s'est terminée. Tout le monde s'est préparé à sortir... enfin. Avant de partir, j'ai réuni un groupe de soldats que j'ai payés pour qu'ils tentent une dernière fois de te retrouver. Mais pas par la force... Ils se sont introduits dans les mines. Ils ont capturés quelques Aroks et leur ont proposé de racheter ta liberté en échange de sacs de nourriture et de quelques... "outils" dont ils avaient besoin. Tous les Aroks ne savent pas parler mais, heureusement, quelques-uns ont été capables de comprendre et d'accepter le marché. Il a fallu encore attendre et puis, le jour même de notre sortie, un Arok est venue te rendre aux soldats. Tu étais vivante mais ils t'avaient arraché un doigt, sans doute pour pouvoir te reconnaître dans l'obscurité."

Je me souviens que je n'avais encore jamais vu mon père pleurer jusqu'à ce jour-là.

 

Tiliana ******