La fin...

 

"Mendosa vécut ce soir-là le sommeil le plus étrange de toute sa vie. Il était convaincu que ses compagnons étaient morts. Le bateau était mort. La mer était morte. Au-delà des mers, sans doute ses parents étaient-ils morts, les plantations avaient brûlé et la maison était détruite. Il n'y avait plus rien, plus personne.
La mort était la destination finale de tout et il se trouvait brutalement face à elle. Il l'avait imaginée violente, tonitruante, douloureuse et salée comme ont l'attend quand on traverse les mers. Or il était là, allongé, les yeux fermés, absent de son corps. La lumière bleue lui traversait les paupières.
La gitane attendait simplement une phrase gentille mais, comme il l'avait fait tout au long de sa vie, Federico Mendosa ne pensait qu'à lui-même. Son esprit ne savait pas faire autre chose. Qui était-il ? Que foutait-il là ? Les autres l'aimaient, et alors ? Cela n'avait aucune importance... Il avait toujours fait en sorte de pousser les femmes aux limites les plus douloureuses de leur amour. Et sa mère fut la première d'entre elles...
Parfois il se disait que c'était simplement cela qui l'avait poussé à partir sans prévenir personne. Provoquer l'amour, trahir et imaginer la souffrance qu‘il avait causé... Et que c'était pour cela qu'il aimait tant se répéter, comme pour se protéger : "Personne ne peux me comprendre".
Mais les détails de la situation dans laquelle il se trouvait lui revenaient doucement en mémoire. Il se souvenait qu'il avait le choix... La gitane souffrait et lui laissait une nouvelle chance. Dans le tissu de sa veste, il sentait à nouveau le métal de l'alliance sous ses doigts.
Il pensait qu'il pouvait ouvrir les yeux, répondre aux attentes de la gitane et même, pour lui prouver sa bonne foi, remontrer l'anneau qu'elle lui avait offert.
Oui, il pouvait s'en sortir comme cela. Et ensuite s'enfuir, ou même se venger. Les femmes amoureuses sont si faciles à manipuler. Oui, il pouvait facilement lui faire croire monts et merveilles et la trahir ensuite. Lui faire croire à sa victoire et l'abandonner. Il imagina, en quelques minutes, mille stratagèmes qui lui permettrait de sortir facilement vainqueur de ce mauvais pas. Son visage, malgré lui, souriait. La gitane sentait qu'il se réveillait. Mille stratagèmes... Et puis il ouvrit les yeux."

"- Comment te sens-tu ?
- Qui êtes-vous ?
- Ne joue pas à ça, Pedrito.
- Pedrito est mort, Maria. Je l'ai rencontré dans mon rêve et je l'ai égorgé de mes propres mains.
- Ne dis pas n'importe quoi...
- Tu m'entends ? Je l'ai crevé, Maria ! Je l'ai tué comme un porc et j'ai vidé son sang sur mes chaussures.
- Pourquoi me dis-tu ça ?
- Pourquoi as-tu crevé mes camarades ? Pourquoi as-tu coulé mon bateau ? Pourquoi m'as-tu frappé pour m'empêcher de partir ?
- Ce n'est pas ce que je voulais. Je l'ai seulement fait pour te garder.
- Mais pourquoi, bon dieu, veux-tu me garder ? Qu'est-ce que tu t'imagines sur moi ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?
- J'ai tellement souffert jusqu'ici. Je t'attendais, je t'ai ouvert mon coeur, je t'ai demandé de rester...
- Mais combien de filles, d'après toi, ont bien pu déjà me dire ça ? Toutes avec le même air triste en espérant être la première. Je suis marin, et j'ai connu autant de femmes que d'escales.
- Je t'ai offert mon alliance...
- Tiens, voilà bien une autre habitude. Prends cette breloque et tu penseras chaque jour à moi. Ben voyons, combien en as-tu en réserve ?
- Si tu cherches la mort, je te promets qu'elle sera plus douloureuse que tout ce que tu as toujours pu imaginer.
- Ah oui ? Tu m'aimes et tu veux me tuer.
- Ce sont deux choses très proches, mon amour. De toute façon, quoi que tu dises, j'ai déjà obtenu ce que je cherchais. Tout le reste peut être jeté aux ordures.
- Et qu'as-tu obtenu de moi ?
- Je porte en moi beaucoup de connaissances sur la nature humaine... Je suis quasiment sûre que, après notre nuit d'hier soir, j'ai commencé à porter un enfant de toi.
- Ça encore, bien des filles me l'ont dit en espérant me retenir !
- Cette fois tu as trop parlé. Tu salis tout. Il est temps de te faire avaler de quoi laver tes paroles !"

 

 

"Ainsi, le stratagème de Federico Mendosa n'avait-il pas marché... ou peut-être avait-il trop bien fonctionné.
- Ou peut-être que l'on en n'a plus rien à foutre de ton histoire !
- Ortéga, tais-toi !
- Va te faire... ("Il complètement bourré !")
- Ortéga, ferme-là !!
- Mais pour qui tu te prends à me parler comme ça ! Mais viens ! Viens te battre au lieu de raconter encore tes salades.
- Mes salades ? La mort va bientôt tomber sur leur gueule et tu me parles de salades ?
- La mort de qui ? Du débile ou de la...
- Cette fois, je t'ai juré que tu fermerais définitivement ta gueule ! (Il se jette sur lui, l'attrape au col et le traîne par terre.)
- Giorgio !
- Je t'ai juré que tu allais la fermer !
(Il sort son arme. "Mais il est fou !") Tu m'entends, Ortéga ?! (Il appuie le canon du pistolet sur son visage. "Giorgio, arrête !") Il m'a interrompu une fois de trop. Il a voulu salir ce qui compte le plus pour moi. (Il appuie encore. "Arrête-toi !")
Mais tu vas comprendre à quel point mes histoires peuvent être proches de ce que l'on vit quand on est autre chose qu'un animal ! (Il lève le bras et tire vers le plafond)
Sors !! Sors d'ici, tu m'entends ? Disparais !! Je t'abattrai comme un chien si tu reviens ici !! (Ortéga sort en courant. "Mais il est complètement malade, ce type.") Et, vous, restez tous assis ! (Il range son arme) Restez assis... J'ai presque terminé... Oui, j'ai presque terminé. (Il s'assoit et vide son verre) Cette fois, c'est le dernier..."

"Où en étais-je cette fois ? Ah, oui. Le plan de Federico Mendosa avait parfaitement fonctionné. Il avait, une fois de plus, servi l'amour et la trahison. Comme de l'alcool... Mais il vient parfois un moment où l'alcool se transforme en venin. L'ivresse devient souffrance et la mort reste le seul repos de celui qui voulait s'endormir.
L'amour était l'arme favorite de Federico, mais le venin était celle de la nonne gitane : la femme en noir au poignard caché.
"- Il y a des choses que j'aurais aimées vivre avec toi. Mais si c'est tout ce que tu as à me dire...
- Tu as eu ce que tu voulais. Tu n'as qu'à me tuer maintenant.
- Te tuer ? Non. Ce n'est jamais moi qui porte le dernier coup. Et j'ai encore des choses à te faire payer.
- Tu m'avais pourtant dit que ça serait gratuit...
- Peut-être, mais je crois que nous ne parlions pas de la même chose, Pedrito. Nous ne sommes jamais compris.
- Ne m'appelle plus comme ça."
Elle attrapa le poignard planté dans le mur et essuya le sang sur la lame. Elle déchira un morceau de drap, déboucha une petite bouteille et versa dessus un liquide légèrement fumant. Puis elle enveloppa la lame dans le tissu et attendit quelques instants. Elle regardait Federico se débattre sur son lit. Puis elle s'empara du poignard et lui planta violemment dans le bras gauche. Il hurla de douleur, le sang jaillit.
"Inutile de crier. Personne ne t'entendra ou, du moins, personne n'osera venir ici à ton secours. Tu ne comptes pour personne ici."
Elle reprit le poignard, retourna Federico et trancha le lien qui retenait son bras droit. Elle déposa le poignard dans sa main droite.
"Voilà. Le poison va pénétrer en toi et te ronger de l'intérieur. La seule liberté qui te reste maintenant est d'abréger toi-même tes souffrances. Mais n'attends pas une délivrance rapide. Ton agonie sera lente si tu ne fais rien." Elle pansa sa plaie dans le bras. Le sang ne coulait plus.
Elle s'assit près de Federico, mais il ne pouvait pas l'atteindre. Lui se débattait, brûlé de l'intérieur mais conscient de vivre l'ultime épreuve sa vie, celle qu'aucun homme ne veut perdre. Il serrait fort le poignard. Il ferma les yeux. Les douleurs allaient et venaient. Foudroyaient puis disparaissaient et l'attente de la douleur à venir devenait plus terrible que la douleur elle-même. Combien de temps cela allait-il durer ?
(Il allume une cigarette)

Voilà pour cette histoire, les amis. Inutile d'aller plus loin, vous avez tous compris comment cette aventure s'est terminée. Une histoire banale devenue célèbre et, pour les détails que j'aurais pu oublier, votre imagination fera bien mieux que n'importe quelle phrase. N'hésitez pas à vous en servir... Prenez-en un dernier à ma santé et bonne soirée à tous." (Il sort. "Salut à toi, Giorgio !")

 

 

(Il revient dans la salle, un mégot à la bouche) "Pour ceux qui ne sont pas encore partis, je peux quand même rajouter quelques détails... Car vous pensez tous que cette histoire s'est achevée par le triomphe de la gitane, n'est-ce pas ? Elle tenait là sa vengeance sur le marin fou qui n'avait rien compris... En fait, ce n'est pas complètement exact.
Car l'agonie de Federico dura longtemps. Très longtemps. C'était, pour lui, le dernier combat à ne pas perdre : il savait que, très rapidement, son corps ne lui ferait plus jamais mal et il s'accrochait aux dernières chances qu'il avait de voir les images de sa vie défiler dans sa tête.
La gitane, elle, supportait de plus en plus mal le spectacle du bel amant se tordant de douleur : elle aussi était envahie par les souvenirs de sa vie...
Alors que Federico devenait de plus en plus faible, elle s'approcha de lui. Il s'accrochait toujours au manche du poignard. Elle guida son bras pour qu'il place la pointe de la lame contre sa poitrine et lui dit :
- Tu es fatigué, Pedrito, tu as peut-être besoin que je t'aide...
Federico la regarda dans un dernier sourire :
- Non. Mais regarde-moi souffrir...
La gitane pleurait. Une fois de plus, elle avait attendu quelque chose et elle avait perdu. Son sourire avait croisé quelques instants celui de Federico Mendosa mais leur coeur ne s'étaient jamais rencontrés. Elle y avait pourtant cru de toutes ses forces et de toutes les souffrances qu'elle avait connues derrière sa robe noire. Elle reprit le poignard qui tremblait encore dans la main de sa victime et accepta de mettre fin à ses souffrances... Quelle valeur peut bien avoir ce genre de victoire ? Sincèrement, je n'en sais rien.
Et pourtant, je reste persuadé que, sans ce dernier détail que peu de personnes connaissent, l'histoire de la nonne gitane et de Federico Mendosa n'est pas vraiment complète...
- Federico Mendosa...

"C'est après cette histoire que l'ombre de la nonne gitane disparut des bas quartiers de Santa Cruz. La découverte du cadavre du jeune Mendosa et la disparition de son navire eurent un retentissement immense dans les tavernes ; un retentissement relayé, comme un avertissement, par les vieux marins et les filles de la côte. Méfiez-vous toujours des robes noires et des lanternes bleues : elles apportent le malheur et portent le venin. Tout comme l'alliance et le poignard restent aujourd'hui les symboles des véritables amoureuses dont se méfient les voyageurs trop solitaires...
Où se trouve la gitane aujourd'hui ? Peut-être est-elle près de nous ce soir. Peut-être l'avez-vous croisée en venant ici. Peut-être certains d'entre vous la cherchent-ils... A-t-elle vraiment mis au monde l'enfant de Federico Mendosa ? L'a-t-elle entraîné dans sa douleur et son errance ou en a-t-elle fait un marin qu'elle a regardé partir pour rendre à la mer une part de ce qu'elle lui avait pris ? Mais elle, après tout, personne ne lui rendra jamais rien..."

 


 

 Giorgio écrasa lentement le mégot de sa cigarette pendant que les conversations reprenaient. Il se dirigea vers le comptoir où le patron comptait sa recette. Il s'arrêta pour lui servir un dernier verre. La soirée avait été excellente, il n'eut aucun mal à lui payer la somme convenue.
Giorgio recomptait distraitement son salaire :
"- Dis-moi Giorgio, ton Federico, il n'aurait pas dû mourir crucifié sur une porte ou quelque chose comme ça ?
- Ah, oui... Mais ils sont restés tranquilles ce soir. Je n'ai pas eu besoin d'aller jusque là."
Le patron lui proposa une assiette mais Giorgio refusa. Ortéga l'attendait dehors, prêt à partir. Leur spectacle avait plutôt bien fonctionné mais il était tard et la route était longue...
Ils devaient partir rapidement pour arriver à l'heure à la prochaine taverne où ils étaient attendus le lendemain soir.