3ème parchemin...

 

"Je me souviens des soirs d'orage à l'époque où je vivais loin des livres, des plumes et des murs de ce scriptorium.
Je me souviens du vent qui soufflait et qui traversait les murs de bois de notre maison. Il faisait froid et le feu lui-même avait du mal à résister à la tempête.
Aujourd'hui, il pleut et le vent souffle aussi mais c'est à peine si je vois la flamme de ma bougie vaciller sur sa mèche. J'ai froid au bout des doigts - comme d'habitude - mais mon corps et mon esprit sont bien au chaud.

Dans mon village, loin du monastère, les nuits de tempête semaient de véritables terreurs parmi les paysans. Il y avait des peurs de foudre, d'apocalypse ou tout simplement de mourir sous les murs écroulés de sa maison. Il fallait aussi que les récoltes soient rentrées et que les bêtes soient solidement attachées.
Q
uand tout était rangé et qu'il n'y avait plus rien à faire à part prier ou penser à autre chose, les habitants du village se réunissaient dans la grande auberge. Placée sur la route de Saint-Jacques, elle accueillait, selon les saisons, les pèlerins qui partaient vers le Sud ou les marchands qui rejoignaient les grandes foires du Nord. C'était le seul bâtiment construit en pierre sur les ordres du seigneur Rodrigue et le seul suffisamment grand pour accueillir, quatre ou cinq fois par an, l'ensemble du village pour les plaids ou les grandes perceptions.
Une fois à l'intérieur des murs, le feu ne tremblait presque plus et le danger semblait plus loin. Les hommes, faute de prier, s'asseyaient pour boire ; les femmes se regroupaient pour parler ou chanter tout en continuant leurs ouvrages ; les enfants s'installaient sur le sol ou couraient entre les tables jusqu'à ce que le sommeil les emporte entre deux coups de tonnerre.

Un soir comme celui-là, mon père m'avait envoyer abriter les sarments de vigne séchés mais je n'étais pas rentré à la maison. J'étais monté au sommet de la butte aux merles pour observer, du plus haut point possible, les malheurs qui nous arrivaient du ciel.
La pluie tombait des nuages, les éclairs aussi. Le vent venait du ciel. Les nuages crachaient sur nos têtes mais je ne voyais pas qui nous soufflait dessus. Les éclairs illuminaient la nuit jusqu'aux limites de l'horizon. Je voyais que le ciel était aussi fermé au-dessus de moi que la forêt qui était au-dessous. Et la pluie tombait entre les deux.
Un tonnerre passé, j'entendis la voix de mon père qui grimpait à ma rencontre et me hurlait de le rejoindre. Nous étions tous les deux complètement trempés. Le vent m'aida à descendre jusqu'au bas de la butte et mon père m'entraîna de force jusqu'à l'auberge.
Une fois à l'intérieur, nous commençâmes par nous sécher près de la grande cheminée. Mon père disparut ensuite parmi les tables et je me retrouvai seul devant le crépitement des flammes.
Je cherchai alors à retrouver mes frères parmi la foule des villageois lorsque je m'aperçus que, ce soir-là, tous les enfants s'étaient regroupés au même endroit, assis autour d'un homme, assez jeune, qui parlait en faisant de grands gestes.
Il portait des habits de voyageur. Ses bagages étaient posés derrière lui. Mais ce n'était pas un pèlerin ni un commerçant. C'était... un raconteur d'histoires et un musicien. Un trouvère. Un de ceux qui s'arrêtaient dans les châteaux ou sur les places des grandes villes pour demander quelques deniers en échange de leurs amusements. Sans doute avait-il été surpris par la tempête pour arriver dans ce village où les pièces ne sortaient presque jamais des bourses. Je n'avais encore jamais vu quelqu'un de pareil.
Un moine instruit comme je le suis ne saurait aujourd'hui prêter l'oreille aux balivernes que raconterait un tel personnage mais le petit garçon, lui, a tout entendu.

 

Ses gestes étaient ceux de la terre et du soleil, des nuages qui passent et de la pluie qui tombe. Il écartait les bras pour signifier le ciel puis il plaçait la lune et les étoiles. Il les faisait bouger comme des êtres vivants et il nous racontait leurs aventures. Son visage exprimait tour à tour la joie, la peine, la colère, la tendresse et tout semblait se déplacer autour de lui. Il ne s'agissait pas des mystères de la création divine mais de simples histoires sur le soleil, la terre, la lune, les nuages qui se parlaient et se répondaient entre eux.
Me serait-il permis aujourd'hui de raconter de telles histoires même à des enfants ? Je n'en suis pas sûr mais je sais en revanche qu'il ne convient pas de les écrire dans la langue des Évangiles.
Néanmoins, dans ce moment de tempête et de solitude, il y a une de ces histoires dont je veux laisser une trace, même anonyme, au dos d'un parchemin qu'on ne lira probablement pas de sitôt... Que Dieu seul me voit et me pardonne de l'usage profane que je vais faire de son écriture.

Juste avant de nous laisser dormir, le jeune voyageur nous demanda ce que désirerions apprendre sur le monde. Je lui demandai alors ce qu'il savait du vent.
Il plaça ses yeux devant les miens et il m'annonça qu'il s'agissait d'un des secrets les plus mystérieux du monde et qu'il fallait avoir voyagé très loin pour en trouver l'explication. Lui-même n'était jamais allé aussi loin mais un autre voyageur, beaucoup plus vieux, lui avait révélé toute l'histoire.
Il parlait en me regardant dans les yeux et les reflets de toutes les bougies semblaient danser sur son visage. Le tonnerre grondait presque sans cesse, comme ce soir. Il parlait à tous les enfants, du moins ceux qui restaient éveillés, mais j'avais l'impression qu'il ne s'adressait qu'à moi.
Son histoire était celle de géants qui vivaient aux quatre coins du monde. Des êtres gigantesques qui habitaient au-delà de toutes les terres et de toutes les rivières connues. On pouvait atteindre leurs territoires en choisissant n'importe quelle direction, à condition d'avancer droit devant soi, sans dévier, pendant presque la moitié de sa vie. Et ce, quels que soient les obstacles. C'était pourquoi seuls des hommes extrêmement vieux avaient pu revenir de ces terres pour raconter ce qu'ils avaient vu.
Chez ces géants qui nous encerclaient, les nuages étaient comme des messages qu'ils pouvaient s'envoyer d'une extrémité à l'autre du monde et que nous voyions passer au-dessus de nos têtes. Les nuages pouvaient être lourds, légers, porteurs de bonnes ou de mauvaises nouvelles et le souffle des géants était assez puissant pour les propulser dans le ciel par-dessus nos villages et nos campagnes.
Les vents étaient les souffles des géants qui entouraient le monde. Mais certains vents ne transportaient rien, ni nuage ni pluie, car ce n'étaient que des soupirs.
Pour expliquer cela, le voyageur nous conta ensuite la légende de certains géants qui, frappés par de profonds chagrins d'amour, décidaient de s'endormir, seuls au sommet d'immenses montagnes, pendant de longues années pour rêver à celles, si belles, qu'ils n'avaient jamais rencontrées ou qui n'avaient jamais voulu d'eux.
Leurs soupirs s'échappaient alors des montagnes au rythme de leur souffle et partaient traverser, sans aucune raison, le ciel des hommes.

Ainsi les vents pouvaient-ils être porteurs de tous les messages possibles et imaginables. Le voyageur pensait que, en y prêtant une attention véritable, on pouvait deviner de quelle humeur était le vent qui nous caressait ou nous fouettait le visage. Il suffisait parfois de fermer les yeux, d'écouter les bruits et de sentir les odeurs qu'il nous apportait.
Alors que presque tous les enfants s'étaient tranquillement endormis et que le tonnerre semblait enfin s'éloigner de nous, le voyageur sortit de ses bagages une large feuille d'arbre sèche, assez fine et qui semblait très légère. Cette feuille ne correspondait à aucun des arbres que connaissions dans notre village. Il nous expliqua que cette feuille lui était tombée dessus alors qu'il était seul sur une petite route par un jour de grand vent. Malgré tous les pays qu'il avait parcourus, il n'en avait jamais vu de semblable et personne autour de lui n'avait encore pu la reconnaître. Il était persuadé que cette feuille venait du mystérieux pays des géants. Elle s'était envolée un beau jour et avait traversé le ciel pendant, peut-être, plusieurs années entières pour arriver jusqu'à lui. Il frémissait en la touchant d'imaginer le fantastique voyage qu'elle avait dû faire.
D'ailleurs, le voyageur ne voulait pas que ce périple s'achève. Il avait décidé de l'emporter partout avec lui là où les vents décideraient de l'emmener. Ainsi, il avait pris l'habitude de ne jamais voyager face au vent et, quelle que soit sa direction, de suivre le sens de son souffle le plus longtemps possible. C'était comme cela qu'il était arrivé jusqu'à notre auberge et - qui sait ? - peut-être un jour atteindrait-il le bout du monde pour remettre cette feuille à la personne à laquelle elle était destinée.
Cette nuit-là, je me suis pas rendu compte du moment auquel je me suis endormi. Ce fut comme si le voyageur avait soufflé sur sa feuille et nous avait emporté avec elle pour continuer le voyage. Je me souviens que la voix et le regard du raconteur d'histoires se mélangeaient aux images de mes rêves sans que je sois capable de les différencier.
Ce voyage se poursuivit jusqu'au matin. A notre réveil, le trouvère avait disparu et la tempête aussi. Le soleil se levait dans un ciel vide, un léger vent continuer à souffler. Nous sortîmes respirer ce nouveau souffle et tous les enfants pensaient aux légendes qui avaient peuplé leurs rêves. Nous regardions au loin et nous savions dans quelle direction le voyageur était parti. Personne ne put nous dire qui était cet homme : ce n'était qu'un trouvère, un vagabond sans terre ni famille. Il n'avait aucune raison de revenir un jour par chez nous.
Personne parmi les enfants qui avaient vécu cette aventure ne reparla publiquement du jeune voyageur : nous savions déjà vaguement que ces légendes de géants n'étaient que des fables, des superstitions ou même... des hérésies. Il n'était pas convenable de les raconter mais, ce soir-là, les hommes buvaient et les femmes bavardaient : seuls les enfants avaient écouté. Et, à partir de ce matin-là, chaque coup de vent a provoqué des sourires et des regards complices que, sans doute, aucun adulte n'a pu comprendre. Déjà, certains cadets qui ne savaient pas par où ils partiraient parler de "suivre le vent" pour aller trouver leur destin.

Quelques temps après cette drôle de nuit, j'entrai comme oblat au monastère où je fus instruit dans les grandes vérités des écritures. L'histoire des géants disparut rapidement de ma mémoire, remplacée par les merveilles de la foi révélée, des arts et de la science des anciens. Quand elle me revint à l'esprit - un soir d'orage - elle me rappela les idées et la vie légères de mon enfance. Mais, quand j'en parlai à mon confesseur, il la plaça au rang des superstitions dangereuses sûrement apportées par un vagabond hérétique chassé des villes du Nord. Selon lui, rejeter cette histoire faisait partie de ma lutte permanente contre les tentations suscitées par Satan.
Au fil des années, je me suis rendu compte que, finalement, chaque moine portait en lui les secrets de sa vie enfouis sous l'épaisse toile de sa robe. Et que chacun menait en fait sa propre lutte contre lui-même.
Alors, moi qui suis entré encore enfant dans ce monastère, moi qui n'ai jamais renié mes voeux ni la volonté de mon père, moi qui ai chaque jour prié et travaillé selon la règle, moi qui ai toujours combattu les tentations de mon corps et de mon esprit, quel secret ai-je à dissimuler sous ma robe ?
Celui-ci : ce soir, malgré tous mes efforts, je n'arrive toujours pas à croire que le regard du jeune voyageur ait pu être un seul instant celui du Diable...
Ainsi se termine mon récit. "