Cimetière

Les deux personnages déambulent entre les tombes d'un vieux cimetière. Ils sont éclairés par quelques réverbères lointains et ils se dirigent à l'aide de lampes de poche. La silhouette de maître Hébert se distingue car elle porte un chapeau... La faible lumière ne permet pas de lever l'ambiguïté sur l'identité de l'autre personnage.


 

"- Pourquoi avez-vous tenu à venir ici, maître ?
- La vraie question, cher ou chère Dominique, serait de savoir pourquoi vous avez accepté de me suivre. Après tout, c'est vous qui conduisiez, non ?
- C'est ici que vous rencontrez le "peuple de la nuit" ?
- C'est ici que, selon moi, vous arriverez le plus facilement à les approcher.
- Et avec qui avons-nous rendez-vous ?
- Ne prenez pas les choses trop à la légère. Nous ne sommes pas sur Internet. Chacune de ces pierres renferme du sang, de la sueur et des larmes qui ont réellement coulé sur cette Terre. Ici, nous sommes sur le domaine de la Dame Blanche. La Dame Blanche des Arnys.
- Je vous écoute.
- C'est une de ces histoires terribles qui font que certaines personnes ne peuvent jamais trouver le repos éternel que nous espérons tous. Ne plus souffrir, ne plus douter, ne plus regretter... La Dame Blanche, elle, est condamnée à revivre chaque nuit sa propre descente aux enfers : cette dernière soirée de fête qui sombra en cauchemar et scella sa malédiction. Le champagne et le sang...
- Elle est enterrée ici ?
- Oui, juste derrière vous.
- Ah ?
- Non, je plaisante. Cette histoire s'est passée dans les années 1920 et sa tombe a, depuis, été remplacée par d'autres. Comme celles des autres victimes d'ailleurs... En fait, si vous revenez en plein jour, le seul vestige que vous trouverez de ce massacre est un vieux caveau de famille dont la concession a sans cesse été renouvelée. Un petit monument couvert de mousse et de rouille au nom de la famille Val-Trichet. Si vous poussez la grille et examinez les plaques, vous trouverez les noms du père, de la mère, du fils aîné et de deux de ses frères... tous morts la même année. En 1927. Étrange, non ? D'autant plus que ce n'est qu'en consultant les archives municipales que l'on peut découvrir qu'ils ne sont pas seulement morts la même année mais bien...
- Le même jour.
- La même nuit, pour être exact. Comme les trente-sept autres personnes présentes lors du festin de noce de Valentine Boisselin et Édouard de Val-Trichet. Le 24 juin 1927, à l'ancien manoir des Arnys.
- Celui qui a été transformé en discothèque ?
- Euh, non. Celui-là date des années 1950... mais certains de ses éléments ont été récupérés lors de la démolition du manoir des Arnys. Mais bon, c'est une autre histoire.
- Il commence à faire froid ici.
- Nul ne sait jamais à quelle heure exacte commence le festin... mais quelque chose me dit que cela ne devrait plus tarder. J'ai juste le temps de vous présenter les événements.
- Que va-t-il se passer ?
- Comme vous le savez, le phénomène de la Dame Blanche se manifeste par des apparitions de femmes-fantômes vêtues de blanc et par des hurlements de terreur poussés dans la nuit. C'est un phénomène assez fréquent mais, à partir de là, chaque cas est particulier.
- Mais pourquoi fait-il aussi froid ?
- Encore un peu de patience. Pour bien comprendre les détails de ce que vous allez voir, il faut connaître l'histoire qui peut pousser chacune de ces jeunes femmes vers le peuple de la nuit. Et, pour la Dame Blanche des Arnys, j'ai eu accès à des récits très précis racontant cette tragique aventure.
- De quoi est-elle morte ?
- D'une chute brutale, dans tous les sens du terme... Voyez-vous, Valentine Boisselin n'avait que dix-sept lorsque, à la sortie du pensionnat, elle rencontra le bel Édouard de Val-Trichet. Deux enfants de bonne famille, la belle ingénue et le riche héritier. Il n'eut aucun mal à jouer le rôle du parfait prince charmant et il lui demanda rapidement sa main à la satisfaction générale des deux familles. Il semblerait aussi que de gros intérêts financiers aient été mis en jeu derrière ce mariage. Mais, ça, la jeune Valentine n'aurait jamais pu l'imaginer.
- Qu'est-ce que l'on voit là-bas derrière ? On dirait de la brume...
- Les noces furent donc célébrées le 24 juin 1927 dans le manoir des Arnys qui appartenait alors à la famille Boisselin. Une fête mémorable pour deux jeunes époux rayonnants et pleins d'avenir. Toute la bonne société de la région fut invitée à la cérémonie et au cocktail mais, pour le festin et le bal du soir, seuls les membres des deux familles restèrent à dormir au manoir. Quarante-deux personnes en tout, sans compter les domestiques et les musiciens.
- C'est... c'est elle !
- La soirée commence. Elle reçoit ses invités... Regardez comme elle est pure et souriante. Elle les retrouve ainsi chaque soir puisqu'ils sont tous enterrés ici même, tout autour de nous.
- Mais que s'est-il passé ?
- Il s'est passé que le mot "trahison" n'avait jamais fait partie de l'éducation de la jolie jeune fille ! Que se passa-t-il, selon vous, dans son esprit lorsque, au beau milieu de la fête, elle découvrit son cher mari dans le même lit que l'une de ses cousines ? Et lorsque celui-ci revint comme si de rien n'était au milieu de ses invités ?
- Il y a des bruits autour de nous !
- Nous sommes au beau milieu de la fête. En une fraction de seconde, la jeune Valentine commença à voir la trahison tout autour d'elle, parmi les rires et le bon champagne. A tort ou à raison, elle se persuada qu'ils étaient tous au courant. Même ses propres parents qui avaient tant tenu à lui donner cette belle éducation éloignée de toutes les réalités. Et puis elle n'avait sans doute pas l'habitude de boire autant.
- C'est elle qui...
- Tard dans la nuit, les domestiques et les musiciens se retirèrent. Les quarante-deux convives allèrent se coucher dans les chambres qui occupaient les trois étages du manoir. Ils s'endormirent tous d'un sommeil lourd, sauf Valentine. Personne ne sait exactement ce qui se passa entre elle et Édouard mais le fait est que, avant le lever du soleil, elle quitta leur chambre avec un couteau de cuisine à la main et une première tâche rouge sur la poitrine de sa robe de jeune mariée. Et le massacre commença de manière méthodique, implacable. Personne n'en réchappa. Elle passa, d'une chambre à l'autre, se pencher sur chacun de ses invités endormis... A chaque fois, sa robe blanche devenait plus rouge et plus lourde du sang de ceux qui l'avaient trahie... Tous furent retrouvés morts dans leur lit sauf trois qui gisaient en chemise de nuit dans les couloirs. Allez savoir ce qui avait bien pu leur arriver.
- Et elle, que lui est-il arrivé ?
- Son corps fut le fut premier découvert au matin par les domestiques. Il était étendu dans l'allée qui menait au manoir, au pied d'une fenêtre ouverte du troisième étage.
- Mais c'est de la folie !
- Mais que croyiez-vous donc ? Le peuple de la nuit n'est pas fait de personnes raisonnables mortes tranquillement dans un lit d'hôpital. Quoi que... Ceux qui en font partie ont - brutalement ou tout au long de leur vie - creusé leur propre tombe. Alors, évidemment, c'est de la folie ! Une folie que personne n'avait pu imaginer jusqu'au moment où elle s'est réveillée pour tout emporter sur son passage... Aucun de ceux qui sont morts cette nuit-là n'a dû comprendre ce qui lui arrivait.
- Mais que fait-elle maintenant ?
- Regardez-là. Elle déambule entre les tombes, le sourire aux lèvres. C'est la fête. Elle passe d'une pierre à l'autre comme d'une table à l'autre pour prendre des nouvelles de ses convives et recevoir leurs félicitations. Mais, si vous la regardez bien, vous remarquerez que, à chaque fois qu'elle s'éloigne d'une tombe, une tâche rouge toujours plus grosse apparaît sur sa poitrine. Elle ne se souvient pas encore de ce qui s'est passé. Elle ne comprend pas pourquoi ils sont tous là autour d'elle. Toute sa courte vie s'est déroulée comme ça. Mais la tâche rouge va continuer à grandir, à se répandre et, quand elle aura recouvert la quasi-totalité de la robe, elle se souviendra brutalement de tout et poussera un hurlement de terreur avant de disparaître.
- Où... où va-t-elle ?
- Elle se dirige vers le caveau des Val-Trichet. C'est là, en général qu'elle termine son parcours. Toutes les autres tombes ont disparu mais elle connaît leur emplacement par coeur.
- Est-ce qu'elle nous a vus ?
- Et pourquoi nous aurait-elle remarqués ? Elle est déjà suffisamment occupée comme cela... Une fois, en m'approchant très près, j'ai croisé son regard. Je crois qu'elle m'a vu et qu'elle s'est contentée de m'adresser un large sourire. Un vrai sourire de sincérité... alors que sa robe était déjà plus qu'à moitié tachée de rouge. Ce fut une image très troublante qui m'a hanté pendant de longues années dans ma profession...
- Elle a disparu. C'est terminé ?
- Pas tout à fait... Ah, c'est autre chose que les histoires de crocodiles abandonnés dans les canalisations et qui peuvent venir vous dévorer par la cuvette des toilettes.
- Ne plaisantez pas avec ça. Cette bêtise a terrorisé toute mon enfance.
- Aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, on ne craint plus d'être attaqué par un monstre venu d'ailleurs. On a surtout peur d'être soi-même l'artisan de sa propre perte.
- Nous avons peur de nous-mêmes...
- Nous avons peur de quelqu'un d'autre qui agirait à l'intérieur de nous et qui, par ses fautes et ses crimes, nous enverrait rejoindre le peuple de la nuit.
- Mais de qui parlez-vous ?
- Des personnages que nous créons dans notre esprit, comme des petites fantaisies, mais qui ne sont jamais loin de prendre notre place.
- Ne dites pas n'importe quoi.
- Et qu'êtes-vous donc venu(e) chercher jusqu'ici ? Un simple divertissement ? Non, vous êtes venu(e) rencontrer d'autres vérités que celles que vous cherchez en plein jour. Que reste-t-il quand la lumière de la vérité est éteinte ?
- Bon, je dois partir maintenant.
- Ne faites pas comme si je vous avais obligé(e) à venir ! Votre voiture vous attend mais parviendrez-vous à trouver le repos cette nuit ?
- Sincèrement, oui.
- Et qui vous dit que, au moment de fermer les yeux, vous ne pousserez pas vous aussi un hurlement de terreur en comprenant la réalité de votre existence, comme le fait chaque nuit cette malheureuse Valentine ?
- Et c'est à ce moment-là que je rejoindrai le peuple de la nuit, n'est-ce pas ? Sous la forme d'une chauve-souris, d'un feu follet ou d'une licorne ?
- Ou bien celle d'un vieil auto-stoppeur insomniaque qui ne supporte plus la lumière et qui déambule à la recherche d'un peu de repos.
- Allons, maître Hébert, arrêtez de dire n'importe quoi."

 

A cet instant, un hurlement retentit dans tout le cimetière et les lumières s'éteignent d'un seul coup.