Livre 5


"- Ainsi donc, la date de nos retrouvailles était bel et bien inscrite dans le ciel...
- Où sont tous les autres moines ?
- Ils sont rassemblés au palais royal pour une grande cérémonie. Je pense d'ailleurs que, ce soir, tu n'as croisé personne dans les rues. Regarde. D'ici tu peux voir que toute la ville est montée sur les toits des maisons pour observer la disparition furtive de la lune.
- C'est vous qui les avez prévenus ?
- Oui. Ce fut une drôle d'histoire. Le roi et ses conseillers commençaient à se lasser du temps que nous mettions à percer les secrets de l'univers. Avec ce coup d'éclat, ma tranquillité est de nouveau assurée pour les années à venir.
- Vous avez pris un risque. Toute votre réputation était en jeu.
- Ce n'était pas désagréable. Mais je constate que, toi aussi, tu as été capable de prévoir la bonne date.
- J'ai observé le rapprochement des trajectoires vers la position idéale mais je n'aurais pas su déterminer la date exacte du phénomène.
- Tu es quand même ici ce soir. Quand es-tu arrivé en ville ?
- Hier au coucher du soleil.
- C'est remarquable. Décidément, je crois que tu ne seras jamais capable de me décevoir.
- Vous me félicitez. Pourtant les reproches que m'avez adressés étaient particulièrement sévères.
- Il s'agissait de reproches publics. Mais, à titre personnel, tu a compris que je souhaitait te voir me rejoindre. J'ai longuement étudié plusieurs de tes calendriers : superficiels mais ingénieux. Je pensais que nous exercions une science complexe mais tu as montré qu'elle pouvait être mise à la portée de tous.
- Je crois l'avoir fait sans vraiment m'en rendre compte.
- Peut-être n'était-ce pas vraiment ta décision.
- Peut-être.
- J'ai l'impression que notre science nous échappe à tous les deux. Et j'ai l'impression que cela t'attriste plus que moi.
- C'est sûrement parce que vous êtes avant tout préoccupé par l'ordre du monde et que savez que celui-ci n'est pas menacé. Vous êtes en paix avec vous-mêmes alors que moi, une fois ma tâche achevée, je me demanderai encore quelle est ma place dans ce monde.
- Mais, pourtant, tu as accompli des prouesses exceptionnelles. Entre l'instant où tu as quitté cette terrasse et celui où tu y es revenu tu as fait preuve de courage, d'intelligence, de persévérance. Tu es allé au bout des questions que tu te posais. Tu as transmis un savoir aux hommes et ce savoir restera sans doute bien après la fin de ton existence. Tu as abattu tous les obstacles qui étaient devant toi et, pourtant, tu n'as rien détruit.
- En êtes-vous vraiment sûr ?
- Je le pense sincèrement. Si tu as commis des fautes, tu comprendras bientôt qu'elles faisaient seulement partie de ton parcours.
- J'aimerais surtout comprendre quel sera le but de ce parcours.
- Tu es trop intelligent pour que quelqu'un d'autre puisse le savoir à ta place. Mais ne te considère pas comme au milieu d'une errance interminable. Tu as accompli des choses qui t'ont donné une place dans l'ordre du monde. Tu n'as qu'à choisir le lieu où tu te sentiras à ta place. Personne ne refusera de t'accueillir.
- Même ici ?
- Ici plus qu'ailleurs. Ici tu appris que certains sont faits pour regarder le ciel et d'autres pour admirer des statues de bois. C'est ainsi. Ton voyage a démontré que les dieux ne veulent pas de toi au pied de leurs statues. Tu es libre de te prosterner ou de lever les yeux, comme il te plaira.
- Pourtant, j'ai toujours le sentiment que ma place n'est plus ici.
- Sans doute te reste-t-il encore des forces à épuiser avant de te reposer. Si c'est le cas, tu n'as pas à ressentir de regret pour cela.
- Vous m'avez dit beaucoup de choses vraies durant mon enfance, en me demandant de les retenir pour que je les comprenne plus tard.
- Oui. C'était ma première manière de te faire confiance.
- Ces phrases reviennent sans cesse dans ma mémoire... Un jour vous m'aviez expliqué à quel point il était important pour un homme de savoir renoncer aux forces de sa jeunesse pour se tourner vers son esprit.
- Il faut savoir remercier et raccompagner l'animal qui t'a porté.
- Oui. Et vous m'aviez dit : "J'ai eu la chance d'être fatigué".
- Oui, mais tu es encore jeune, Hilàn.
- J'espère que, un jour, moi aussi j'aurai la chance de me sentir fatigué."


     Chers amis, c'est à partir de cette nuit-là que la trace du jeune Hilàn s'est effacée de toute connaissance véritable.
Les principaux textes et récits s'accordent néanmoins sur deux éléments : Hilàn n'est pas resté au temple d'Ardduk et il n'est pas non plus retourné dans les villages de la région d'Henram.
En fait, tout porte à croire qu'Hilàn ait disparu peu de temps après cette dernière rencontre. Il n'existe aucune histoire postérieure à cet événement ni aucun récit le plaçant à l'âge de la vieillesse. Sa mort, comme sa naissance, est restée dans son mystère.

     Mais il semblerait que, avant de repartir, Hilàn ait confié une grande partie de ses travaux à maître Eroàn et que, suite à son départ ou à sa disparition, celui-ci ait commencé lui-même à rédiger la légende de son plus brillant élève.
Il aurait fait graver le récit de sa vie et ses exploits sur de nombreux supports et, jusqu'à sa propre mort, il les aurait faits raconter par tout le pays pour que personne ne l'oublie en regardant les étoiles.
Le temple d'Ardduk reprit la science des calendriers et, tout en continuant à approfondir les connaissances des cycles célestes, il continua à faire vivre les animaux que le jeune Hilàn avait placé dans le ciel.
Souvenons-nous que, suite aux nombreuses guerres qui ravagèrent, un siècle plus tard, les royaumes du sud, la quasi-totalité des textes originaux furent perdus ou brisés lors de la destruction d'Em... Mais de nombreuses copies, ainsi que la mémoire des hommes, ont préservé le nom d'Hilàn du silence et de l'oubli.
Maintenant que son nom et son histoire sont parvenus jusqu'à nous - qui sommes si loin de lui - comment voyagera-t-il vers le futur ? Quel animal le portera jusqu'aux époques lointaines où les hommes continueront, la nuit, à lever les yeux vers le ciel ?

 

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