Livre 3


"- Maître, à quoi nous servent tout ces calculs ?
- A comprendre et à prévoir.
- Pourquoi le roi vous demande-t-il sans cesse vos relevés ?
- Parce qu'il en a le droit.
- Mais pourquoi le fait-il ?
- En fait, c'est moi qui l'ai un jour convaincu d'installer des postes d'observation pour établir une liste précise des grands cycles célestes. Le soleil, la lune... tout ce que nos ancêtres observent depuis des siècles mais dont le savoir se perd trop facilement. Il a accepté. Mais, depuis, de nouveaux conseillers sont apparus autour de lui qui cherchent déjà dans nos listes des présages sur l'avenir.
- Sur l'avenir de qui ?
- Sur l'avenir du roi, bien sûr. Sur le déroulement des guerres, de la paix, les récoltes, les pluies, les crues du fleuve... Gouverner, c'est avoir peur. Et c'est aussi, en quelque sorte, prendre pour soi l'autorité des dieux : alors, pour ne pas les contrarier, nous essayons de comprendre les messages qu'ils peuvent nous adresser.
- Pouvez-vous lire l'avenir dans le ciel ?
- Je peux prévoir certains événements mais, pour ce qui concerne le destin individuel des hommes, je considère les rêves comme des présages beaucoup plus intéressants à déchiffrer... pour peu que l'on sache les écouter et faire preuve d'humilité. Mais, peut-être, l'avenir de chacun d'entre nous est-il effectivement inscrit dans les étoiles.
- Si vous n'y croyez pas vraiment, pourquoi avez-vous convaincu le roi ?
- Tout ceci est compliqué à comprendre aujourd'hui... Essaie de retenir ce que je vais te dire et peut-être le comprendras-tu mieux plus tard.
- De quoi s'agit-il ?
- Il s'agit de comprendre deux vérités fondamentales. La première est que l'ordre est la condition indispensable à la vie. Sans les cycles que nous observons, sur la terre et dans le ciel, aucune vie ne serait possible. Aucune. Les dieux ont disposé les éléments qui nous entourent pour permettre à la vie de s'épanouir. Enlève un seul de ces éléments et la vie disparaît. De même parmi les hommes. Il n'y pas de ville, pas de temple, pas de paix sans ordre. L'ordre est le ciment d'un pays et rétablir l'ordre justifie les guerres, même les plus terribles. Je peux te le dire pour l'avoir observé : une société sans ordre est vouée à disparaître. Soit elle ne pourra plus faire face aux exigences de la nature, soit elle se dispersera et s'éparpillera dans une multitude de crises. En cela le pouvoir des dieux et celui des rois se ressemblent : même si nous ne les comprenons pas, nous devons les respecter.
- Et ensuite ?
- La deuxième vérité est que l'ordre n'est jamais le fruit du hasard, mais toujours celui d'une volonté. L'ordre dépend toujours d'une mécanique qui, pour être efficace, doit rester en grande partie invisible. Les mécanismes de la nature, comme ceux du pouvoir, échappent à la plupart des hommes mais cela ne les empêche pas d'en profiter. Ils obéissent, c'est tout. Pourtant, il est important qu'au moins quelques uns d'entre eux sachent ce qui se passe réellement pour que, en cas de crise, ils sachent comment réagir pour éviter le pire... Les guerres éclatent sans que l'on sache pourquoi, or elles ont toujours une explication. Le roi gouverne avec faste et parade, entouré de soldats, de prêtres, de conseillers qui l'aident à maintenir l'ordre. Ces gens-là font croire que leur pouvoir vient de l'éternité mais il est bon que des gens, comme moi, se souviennent de ce qui s'est réellement passé. J'ai assisté et j'ai participé à la mise en place de l'ordre qui règne aujourd'hui : j'en connais les mécanismes et je sais en apprécier le fonctionnement. J'espère, en cas de crise, pouvoir aider à éviter le pire.
- ... Cela n'explique pas pourquoi vous regardez les étoiles.
- Pour comprendre et prévoir. Il faut appliquer au ciel la méthode que je viens de t'expliquer pour les hommes. La mécanique mise en place par les dieux nous est largement invisible mais, en levant la tête, nous pouvons en observer les principaux éléments. Et la nuit est le moment le plus propice à cette observation car c'est là qu'apparaissent la lune, les étoiles, les rêves... tous les événements auxquels les gens endormis ne prêtent aucune attention et qui, pourtant, sont les signaux les plus évidents de la mécanique céleste. Si nous savons les observer et les comprendre, alors le projet des dieux s'éclaircira à nos yeux.
- Comprendre et prévoir, n'est-ce pas ?
- Parmi les grands événements qui bouleversent la vie des hommes, beaucoup ne dépendent que de la volonté des dieux. A nous de savoir la déchiffrer parmi les cycles qui sont placés au-dessus de nous : les cycles du soleil, de la lune, des étoiles sont répétitifs mais jamais identiques. Ces nuances font partie de l'ordre céleste, elles ont sans doute un sens.
- Quels événements avez-vous déjà réussi à prévoir ?
- Aucun pour l‘instant. Nous ne sommes qu'au tout début de notre travail. Et c'est bien ce que notre roi n'a plus envie de comprendre. Nous commençons à peine à coordonner entre eux les cycles du soleil, de la lune, des étoiles, du fleuve... Il faudra sans doute plusieurs vies d'observation pour arriver vraiment à trouver les bonnes coïncidences entre les cycles terrestres et les cycles célestes. Nous pouvons essayer de faire quelques hypothèses mais notre travail est surtout de consigner nos observations par écrit pour qu'elles puissent profiter à ceux qui nous suivrons et qui, eux, en sauront plus que nous... Tout comme toi, un jour, tu en sauras plus que moi.
- Vraiment ?"


     Chers amis, au sortir de ces années de violence ou de solitude qui marquèrent la fin de son enfance, c'est dans un des villages de la région d'Henram qu'Hilàn, riche de savoir et de jeunesse, vint trouver sa place parmi les hommes de son époque.
Mais quel village ? Quel village de cette région ne prétend pas avoir un jour accueilli, il y a bien longtemps, un jeune étranger, venu de la ville et du désert, dont l'histoire retiendrait le nom ?
La plupart de ces villages offrent même aux yeux des visiteurs une vieille cabane qu'ils appellent encore la "demeure d'Hilàn". Sans doute, à l'époque, l'accueil du jeune inconnu fut-il moins chaleureux que les habitants ne le prétendent aujourd'hui. Peut-être a-t-il effectivement visité tous les villages de la basse région avant d'en trouver un pour l'accueillir et pour que commence véritablement sa légende.

     Mais Hilàn n'était pas un artisan. Hilàn n'était pas un agriculteur ni un éleveur. Sa science n'était pas celle des paysans parmi lesquels il devait trouver une place. Il n'avait jamais vécu en société et son monde préféré était celui de la nuit. Certains textes le décrivent comme un être à part : un de ceux que l'on appelle "hommes-lunes" dont la peau porte une couleur laiteuse différente de celle des paysans brûlés par le soleil du jour.
Selon les récits les plus fiables, Hilàn demanda à s'installer sur une terre pour apprendre à se nourrir. Face à son inexpérience et victime du mépris des autres villageois, il fut rapidement en danger de mourir de faim.

     "Que sais-tu faire ?" lui demanda-t-on. "Mes yeux s'habituent mal à la lumière du jour, mais ils peuvent rester éveillé chaque instant de la nuit sans jamais se fermer, jusqu'au matin."
"Personne ne reste éveillé la nuit, à part les chacals et les brigands."
"Et bien, laissez-moi vous protéger contre les uns et les autres."
"On ne se protège pas des étrangers en faisant confiance à l'un des leurs."
La négociation fut âpre mais l'idée d'Hilàn était effectivement la bonne. Plusieurs propriétaires du village lui firent confiance et lui attribuèrent la garde de leurs troupeaux ou de leur réserve.
Hilàn n'était pas un guerrier mais sa présence permettait de dissuader les animaux rôdeurs et de donner l'alarme à l'approche de groupes inconnus. Une fois trouvée sa place dans la communauté, les habitants se méfièrent moins et ils s'intéressèrent un peu plus au nouveau venu.

     Tout porte à croire également que, au bout de quelques temps, Hilàn prit une femme dans ce village et y fonda une famille. Nombreuses sont les histoires racontant la conquête de sa future épouse : tantôt fille de riche laboureur ou jeune bergère, tantôt séduite ou bien distante, tantôt retenue par son père, promise à un autre homme, enlevée par les nomades...
Les histoires d'amour sont bien celles où l'imagination des conteurs est la plus fertile et où, finalement, la vérité avérée n'intéresse pas grand monde.
On sait par contre que, pour demander officiellement sa fiancée en mariage, Hilàn dut offrir au père de celle-ci un cadeau bien singulier qui suscita la curiosité, puis l'admiration, de tous. Il s'agissait d'un calendrier.

     Loin des répertoires qu'il avait appris à tenir tout au long de son enfance, Hilàn avait réfléchi à une forme de calendrier dont le sens soit accessible à des paysans qui n'avaient appris ni à lire ni à écrire.
Durant ses nuits de garde, Hilàn avait repéré six groupes d'étoiles particulièrement brillantes, visibles et facilement reconnaissables, qui se plaçaient chacune, à une période précise de l‘année, à la verticale du village.
Sur son calendrier, il avait tracé le dessin formé par chacun de ces groupes et, entre chaque groupe, un certain nombre de bâtons indiquait le nombre de jours à attendre pour observer le groupe suivant. Et il expliqua que, à chaque nouvelle année, le cycle de ces étoiles se reproduirait exactement de la même manière et aux mêmes jours que ceux qu'il avait indiqués.

     Au-dessous de cette première ligne, il avait placé les principales phases de l'oeil de la lune : il savait que le cycle de la lune était environ onze fois plus court que celui des étoiles et que les deux cycles n'étaient pas coordonnés. Néanmoins, l'observation de la lune permettrait de vérifier régulièrement la bonne marche du calendrier et de s'y repérer plus facilement. De plus, le passage des nuages et la luminosité de la lune pouvaient, certaines nuits, rendre difficile l'observation directe des étoiles.
Enfin, au-dessous, de ces deux cycles, il avait commencé à inscrire, par des dessins, les principaux moments de la vie agricole : les labours, les semences, les pluies, les récoltes... Il expliqua que chacun de ces moments reviendrait à peu près chaque année à la même place de son calendrier.

     Les villageois furent fort impressionnés par cette invention, mais beaucoup restèrent peu convaincus de son utilité.
"Que signifie la fleur tracée sous ce jour-là ?"
"Ce jour est justement celui de la naissance de ta dernière fille. Tu peux donc vérifier qu'elle est âgée de... cent soixante-trois jours aujourd'hui."
"Et cette flèche placée sous ce jour-ci ?"
"Ton fils est parti vendre tes peaux de boeuf depuis... cinquante-quatre jours. Si tu prêtes aujourd'hui ta charrue à ton voisin, tu sauras toujours combien de temps il l'a gardée, et tu peux même fixer le jour à laquelle il devra te la rendre pour que tu commences tes propres labours. Je vous annonce également qu'il vous reste environ cent trente-huit jours pour laisser mûrir, faucher et rentrer vos récoltes avant l'éclatement des premiers orages."

     Ainsi, pour la première fois, les villageois découvraient la possibilité de mesurer le temps. Le temps de leur vie, le temps de leur récolte, le temps de leurs affaires... Hilàn leur expliqua que son calendrier pouvait se reproduire à l'infini pour marquer chaque année de leur existence : l'année était le cycle qui englobait le mouvement complet des étoiles ainsi que la totalité d'un cycle agricole. Ainsi avait-il trouvé la coïncidence entre un cycle céleste et un cycle terrestre.
L'invention d'Hilàn connut un retentissement immédiat dans tout le village. Très vite, par utilité et par souci de prestige, les plus riches voulurent en posséder un. Au fil des jours et des nuits, les mesures établies par Hilàn s'avéraient justes les unes après les autres. De plus en plus de personnes furent intéressées par le nouvel objet, chacun y trouvant une utilité personnelle. Mesurer le temps, comprendre et prévoir...

     Hilàn répugnait à être payé pour son savoir.
Après son mariage, il reçut sous forme de cadeaux tout ce dont il pouvait avoir besoin pour son nouveau foyer. Ensuite, il fut fixé que le village l'autorisait à se consacrer entièrement à ses observations, sans aucune autre fonction à assumer que de perfectionner et de renouveler ses calendriers. En échange de cela, la communauté s'engageait à satisfaire tous ses besoins et ceux de sa famille.
Pour des paysans habitués à arracher leur subsistance de la terre, c'était là un engagement de taille. Toute personne demandant un calendrier se devait simplement d'offrir à Hilàn un cadeau à la hauteur de ses moyens et de sa reconnaissance.
La réputation d'Hilàn et de ses calendriers franchit rapidement les limites du village et se répandit dans toute la région d'Henram. Et plus loin encore. Le jeune homme comprit qu'il n'avait plus rien à craindre pour sa survie et son confort. Il pouvait entièrement se consacrer à sa science, mieux qu'il n'avait jamais pu le faire.

     Il poursuivit ainsi ses observations pour identifier de nouveaux groupes d'étoiles et pour n'oublier aucun point lumineux du ciel.
Il isola également quelques étoiles "vagabondes", bien brillantes mais qui ne suivaient aucun mouvement circulaire. Elles traçaient des trajectoires complexes au milieu des cycles imperturbables du ciel.
Hilàn était persuadé que le mouvement de ces vagabondes, dispersées par les dieux, étaient sans doute la clé de bien des mystères dont lui avait parlé le maître Eroàn. Il essaya à plusieurs reprises, mais sans véritable succès, de les intégrer à ses nouveaux calendriers.

     Si Hilàn n'avait aucun mal, lui-même, à se repérer parmi les groupes d'étoiles qu'il observait, il s'aperçut rapidement qu'il n'en allait pas de même pour ceux à qui il offrait ses calendriers. Et il était sans cesse dérangé par ceux qui, possédant un calendrier, ne savaient pas distinguer les différents dessins tracés sur la première ligne.
Son autre idée fut alors d'associer le nom d'un animal à la forme que prenait chaque groupe d'étoiles. Il appliqua cette méthode aux six groupes, les plus visibles, qu'il avait placés sur ses calendriers.
Le succès fut immédiat, au-delà de toutes les espérances. Grâce à cela, les étoiles devinrent accessibles et familières au premier paysan venu.

     L'intérêt porté aux calendriers d'Hilàn n'en devint que plus fort car chaque événement de la vie n'était plus seulement associé à un dessin dans le ciel mais à un animal tout entier : sa forme, son caractère, ses qualités, ses défauts...
Hilàn, satisfait de partager son amour des étoiles, décida d'étendre son idée aux autres groupes d'étoiles.
Ainsi, en quelques mois, le ciel fut peuplé de dizaines d'animaux parmi lesquels chaque homme, chaque femme et même chaque enfant pouvait apprendre à se repérer.

     A l'aide des calendriers établis par Hilàn, le village fut capable de savoir précisément quel animal veillait sur lui aux différentes périodes de l'année. Des fêtes furent organisées en conséquence. De même, petit à petit, chacun voulut trouver dans les étoiles l'identité de son animal-porteur. Que se soit la vache, le serpent ou le chat sauvage, il devenait courant d'associer les événements de la vie aux animaux présents dans le ciel. Pour chaque nouveau-né, le signe de l'animal présent à la naissance était inscrit sur le berceau et les vêtements.
D'une manière générale, c'est bien à partir de l'invention d'Hilàn que l'ordre terrestre voulut tourner dans le même mouvement que l'ordre céleste.

     Hilàn comprit rapidement que sa science représentait un véritable pouvoir sur les autres hommes. Et il se souvenait que dans son enfance, maître Eroàn lui avait expliqué de nombreuses fois à quel il se méfiait de ce type de pouvoir.
Selon lui, faire dire aux dieux plus que ce qu'ils voulaient bien montrer était la pire insulte que l'on pouvait leur adresser.
Hilàn observait et transcrivait les mouvements du ciel mais il n'eut jamais la prétention d'en donner une quelconque interprétation, comme beaucoup, pourtant, le lui demandaient. Comme maître Eroàn, il avait une plus grande confiance dans l'interprétation des rêves pour le guider dans sa vie.
Il était touché de voir à quel point les villageois lui accordait leur confiance mais le ciel qu'il décrivait devait rester l'œuvre des dieux, pas la sienne. Aussi, pour désigner les "animaux du ciel", il ne devait pas être arbitraire.
Lorsque Hilàn délimitait un groupe d'étoiles et dessinait sa forme géométrique, il attendait que cette forme prenne vie au fond de ses rêves. Il attendait que la forme se transforme en animal - sauvage, familier, mythique - ou, parfois, en objet pour lui attribuer son identité définitive sur ses listes et ses calendriers.
Certains affirment même que, avant de prendre sa décision, Hilàn attendait que le rêve se répétât au moins trois fois dans son esprit.

     Et c'est ainsi que, parti des villages isolés de la région d'Henram, le nom d'Hilàn traversa les contrées pour se répandre petit à petit dans la totalité des royaumes du sud.
Et nous nous en souvenons encore aujourd'hui.

 

Livre 4