Livre 1
"- Alors, cette nuit ?
- Je crois que j'ai encore rêvé du fleuve... Le fleuve coulait fort, à gros bouillons. Une vraie tempête comme avant les grandes crues.
- Tu étais seul ?
- Je crois. Je regardais le fleuve, et puis j'ai vu un énorme taureau blanc qui s'approchait de l'autre rive.
- Le taureau Shéraptis ?
- Peut-être. Il avançait sans s'arrêter, et il entrait doucement dans le fleuve.
- Et ensuite ?
- Son corps s'enfonçait et disparaissait. Et puis il revenait à la surface. Le taureau continuait à avancer doucement, comme si le courant se brisait contre lui... Il est sorti du fleuve juste devant moi, il ruisselait d'eau et me regardait.
- T'a-t-il dit quelque chose ?
- Je ne me souviens plus. Je crois qu'il m'a regardé longtemps dans les yeux et peut-être ensuite...
- Ça suffit. A trop forcer tes souvenirs, tu va en modifier les images.
- C'était un rêve fort.
- C'est, en tout cas, un rêve plein de force et de vie... Quand le taureau Shéraptis s'enfonce dans les eaux du fleuve, c'est l'origine même de la fertilité.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Disons que cela signifie que ton corps et ton esprit sont en train de changer. Que de nouvelles forces apparaissent en toi.
- Ah ?...
- Et c'est déjà beaucoup pour un seul rêve.
- Pensez-vous que le taureau blanc puisse être mon animal porteur ?
- C'est encore trop tôt pour le dire... Mais, si c'était le cas, nous aurions bien tort de continuer à vouloir faire de toi un moine."
Chers amis, parmi les mystères qui entourent encore aujourd'hui la vie du jeune Hilàn, le premier d'entre eux est bien celui de sa naissance et de son arrivée parmi les prêtres du dieu Ardduk. Était-il orphelin ? Avait-il été enlevé ? Avait-il été abandonné ?
A cette époque, il n'était pas rare non plus qu'un père offre l'un de ses enfants pour le dédier au service d'un temple ou d'un souverain.
En ces temps de reconstruction, peut-être venait-il de l'un de ces villages balayés par la guerre ou les pestes qui s'en étaient suivies...
En fait, parmi toutes les légendes qui circulent aujourd'hui, aucune n'est vraiment catégorique à ce sujet et c'est bien là le fardeau de l'historien qui s'attache à un personnage pourtant connu de tous.
Pour autant que, à cette époque, il fut possible de mesurer le temps, nous savons qu'Hilàn passa les douze ou treize premières années de sa vie entre les murs du temple d'Ardduk, où les prêtres l'initièrent aux rites et aux services du dieu céleste de la cité d'Em... [le reste du nom a été effacé]
Il y fut surtout l'élève d'un maître prénommé Eroàn pour lequel il nourrit toute sa vie la plus grande affection.
Eroàn était un personnage déjà célèbre qui avait accompagné le roi Nom... dans sa grande reconquête des royaumes du Sud. Il aurait pu obtenir à ce titre les plus grandes charges politiques mais il avait préféré se tourner vers la reconstruction des temples et le renouveau du culte des dieux qui étaient, à ses yeux, les tâches les plus urgentes de cette nouvelle époque de paix.
Ainsi, il prit Hilàn encore enfant à son service et il lui demanda de regarder vers le ciel. Renouant le fil rompu d'une ancienne tradition, il lui attribua, à lui et à d'autres jeunes moines, la mission d'observer chaque jour et chaque nuit tous les déplacements célestes pour en étudier précisément les parcours. Le soleil et les nuages pendant le jour, la lune et les étoiles pendant la nuit : tous les mouvements apparents du ciel devaient être repérés, suivis et répertoriés dans les calendriers établis par le maître.
En définissant ainsi les lois du ciel, Eroàn pensait pouvoir mieux définir celles de la terre et offrir à son roi un outil qu'aucun autre monarque n'avait jamais eu pour gouverner son peuple.
Bien qu'affecté en priorité à l'entretien des appartements et des offrandes du dieu Ardduk, Hilàn se montra rapidement, malgré son jeune âge, le plus précis, le plus ingénieux et le plus assidu parmi les observateurs du ciel. Il attira ainsi sur lui l'attention toute particulière du maître Eroàn.
Dans ses observations de la nuit, Hilàn était précis car jamais il ne perdait de vue une étoile observée la veille : il était capable de déterminer des groupes d'étoiles particulièrement brillantes en d'en suivre le déplacement d'un bout à l'autre de l'horizon. Il était ingénieux car il utilisait les répertoires des autres moines sur la lune et sur le soleil pour élaborer des calendriers de plus en plus précis dans lequel il plaçait ses propres observations. Inutile de dire à quel point sa maîtrise des chiffres et de l'écriture s'en était trouvée accomplie.
Il était assidu car, et cela était exceptionnel, jamais il ne fut trouvé endormi durant ses nuits d'observation : on pouvait le voir pendant des heures debout le nez en l'air sur les hautes terrasses du temple ou assis pour mettre à jour ses répertoires. Il tenait Eroàn au courant de toutes ses observations et celui-ci n'hésitait jamais à enrichir la science de son élève.
Leurs discussions étaient fréquentes mais l'affection du maître ne dispensa jamais Hilàn de ses multiples tâches auprès du dieu et des autres prêtres.
Il ne quittait d'ailleurs presque jamais les étages du temple en dehors des grandes processions qui menaient la statue d'Ardduk jusqu'aux rives du fleuve. Hilàn connaissait bien le ciel mais le monde, la ville et la campagne lui étaient inconnus.
Le jeune garçon adorait ses nuits mais, au fil des années, ses journées devenaient de plus en plus lourdes à cause du manque de sommeil, des sanctions et des réprimandes qui s'abattaient sur lui à chaque fois qu‘il manquait à ses devoirs domestiques. Mais l'envie d'apprendre, l'attente impatiente de la nuit suivante et le regard du maître Eroàn lui rendaient la vie au temple encore supportable.
Jusqu'au jour - ou, plutôt, jusqu'à la nuit - durant laquelle il décida que son destin n'appartenait plus ni au temple ni aux moines...