Haïku 1

 

 

Son père fut un empereur aimé de tout son peuple, et son nom resta célèbre en souvenir de sa grande science de gouverner.
Son nom signifia longtemps l'association parfaite de toutes les qualités liées à l'usage du pouvoir et de la politique : ferme mais bienveillant, résolu mais vigilant, sévère mais magnanime. Il savait écouter longtemps puis agir vite. Il n'était ni avare ni prodigue. Il était même, à ce que l'on dit, capable de reconnaître publiquement une erreur de jugement sans pour autant rien perdre de son honneur ou de son autorité.
Sous sa conduite, le pays fut amené à une période de calme et de prospérité dont beaucoup se souvinrent bien longtemps après sa mort. Si bien que, dans sa légende, l'histoire qui va suivre ne pesa pas bien lourd.

Après plus de quinze années de pouvoir, les problèmes politiques ne tracassaient plus vraiment le fier empereur. Il se sentait confiant et lucide face à sa tâche et le peuple entier lui rendait cette confiance.
En fait, son seul tracas était de n'avoir toujours pas de fils pour lui succéder. Il était, certes, entouré des plus belles épouses et concubines de son royaume mais la naissance d'un héritier se faisait attendre. Le temps passait, l'espoir se transformait en attente puis l'attente en souci.
Quand ce fils si longtemps désiré vint au monde, l'empereur en fit immédiatement le centre de tous ses choix et de tous ses intérêts. Tout le pays partagea sa joie et sa fierté : plus rien de néfaste ne pourrait désormais arriver puisque le grand empereur avait enfin un héritier auquel il transmettrait tout son art de gouverner.
L'enfant fut élevé au sein même de la cour impériale, entouré des soins des plus grands précepteurs. Encore bébé, on raconte que l'empereur avait fait préparer des berceaux dans toutes les salles de conseil de son palais pour pouvoir accueillir le futur souverain : aucune réunion importante ne se faisait sans sa présence et toutes les décisions lui étaient murmurées à l'oreille pour l'habituer, disait-on, à l'atmosphère du pouvoir.
L'empereur n'avait de cesse de lui apprendre tout ce qu'il savait et ce le plus tôt possible pour que, le jour venu de monter sur le trône, tous les rouages de la politique lui semblent aussi naturels que les règles d'un jeu d'enfant. Et le petit prince grandit ainsi, entouré par l'amour et les conseils de son empereur de père.

Il grandit, et pourtant... Un par un, les membres de la cour et les habitants du palais s'apercevaient que le jeune garçon correspondait de moins en moins aux rêves impériaux proclamés le jour de sa naissance.
L'enfant ne s'intéressait pas à ce qu'on lui expliquait. Il s'endormait au fil des réunions. Il semblait incapable d'écouter la même personne plus de quelques minutes. Il grandissait et il grossissait...
Son père, bien qu'il fut le dernier à s'en apercevoir, comprit finalement qu'il faisait fausse route et il fit venir de nouveaux précepteurs chargés de lui faire découvrir le monde, la nature, les animaux, les jeux qui fortifient le corps et l'esprit. Mais, là encore, rien ne sembla intéresser le jeune prince.
L'enfant grossissait. Il ne faisait rien de ce que l'on attendait de lui. Ses seuls plaisirs étaient de se nourrir, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, et d'exaspérer ceux qui étaient chargés de sa surveillance et de son éducation.
En sa qualité de prince héritier et de futur empereur, personne autour de lui n'osait lui adresser le moindre reproche ou la moindre critique. Le jeune garçon était bien conscient de cette autorité et il ne montrait aucun scrupule à en abuser. Une banale recommandation pouvait le mettre dans une colère folle et spectaculaire, jusqu'à ce que l'empereur décide lui-même de punir ou de chasser celui qui avait manqué de respect au "divin jeune prince".
Et l'empereur, s'il n'osait jamais désavouer publiquement son fils, se détachait peu à peu de son éducation. Si le prince ne voulait plus participer aux réunions politiques, il en était dispensé. Il ne souhaitait plus suivre l'enseignement de tel ou tel précepteur trop exigeant ? Celui-ci était immédiatement remplacé par un autre plus... conciliant.
En un mot, à l'âge où l'un et l'autre auraient dû apprendre à se connaître, le père et le fils se côtoyaient de moins en moins pour, finalement, ne faire que se croiser au hasard de leurs journées. Aucun des deux ne manquait de respect à l'autre mais l'affection se transformait en politesse puis la politesse en silence.

  

 Un vieil étang
une grenouille plonge
le bruit de l'eau