Dragons et Magiciens 2

Ocaris ouvrit les yeux une première fois.
Comme trop souvent ces temps-ci, c'étaient des images de guerre et de violence qui lui envahissaient l'esprit... Des batailles qui opposaient sans cesse des guerriers-magiciens du peuple Anlis aux dragons de combat des Atlans. Les Anlis avaient leurs pouvoirs et les Atlans leurs animaux terrifiants... Et, des deux côtés, elle voyait la mort et les souffrances de cette guerre qui durait alors depuis trois ans au loin, dans les montagnes du Nord.
Ocaris savait qu'elle regardait se dérouler les batailles à venir : parfois elle reconnaissait une victoire pour l'un ou l'autre des deux camps mais, finalement, ces batailles se ressemblaient toutes et elle savait simplement que la guerre ne s'arrêterait pas ce jour-là.
Comme d'habitude, elle se força à se concentrer pour voir si - parmi les frappes, les flammes et les hurlements - elle distinguait quelque chose, un détail, qui l'aiderait à comprendre le sens de cette vision... Et puis, comme d'habitude, elle renonça.
Ocaris ouvrit une seconde fois les yeux et les images s'évanouirent.
Le soleil commençait à briller sur Ittirit et les bruits de la ville montaient déjà jusqu'à la fenêtre de sa chambre. Elle fit sa toilette et s'habilla avant de descendre manger quelque chose dans la grande salle de l'auberge. L'aubergiste lui fit signe qu'aucune lettre n'était arrivée pour elle de son village.
"Pas de nouvelles... ni bonnes, ni mauvaises."
Peu après, elle sortit dans la rue et prit la direction du Palais où, comme chaque matin, elle devait prendre son service auprès de dame Valaine, la grande-gouvernante.

 

C'est en début d'après-midi que le capitaine Guirao pénétra à son tour à l'intérieur du Palais d'Ittirit. Il n'y était jamais venu mais lui, par contre, entra par la grande porte, franchit le poste de garde et fut accueilli par le chambellan en personne... C'était un homme droit, au visage fermé, mais chez lequel le jeune soldat décelait une profonde nervosité. Instinctivement, il se dit que, au coeur d'une bataille, il n'aimerait pas avoir ce genre d'individu dans son dos. Mais, ce jour-là, c'est lui qui le suivit jusqu'aux portes sculptées de la salle du Grand Conseil.
" - Maître Bedren, le jeune soldat que vous avez demandé à voir est ici.
- Merci, Elkali. Faites-le entrer.
- Je vous présente tous mes respects, grand maître.
- Soyez le bienvenu, jeune capitaine. Vous vous appelez Guirao et vous avez été l'élève de maître Layal, n'est-ce pas ?
- C''est exact.
- De par la formation que vous avez reçue, vous faites déjà partie de nos guerriers d'élite. Mais j'ai, de plus, reçu à votre sujet des témoignages particulièrement élogieux à propos de vos exploits réalisés au combat. Courage, prudence, ténacité, loyauté... vous semblez faire preuve de nombreuses qualités.
- Merci, maître.
- Selon vos officiers, vous maîtrisez la quasi-totalité des techniques d'attaque, de camouflage et d'orientation. Votre présence est systématiquement associée à des batailles victorieuses mais, malheureusement, vous ne pouvez pas être partout.
- Pourtant, maître, j'ai le souvenir d'avoir aussi connu la défaite à plusieurs reprises.
- Sans doute, comme nous tous... Mais vous êtes celui que mes officiers ont désigné pour remplir les services dont je vais avoir besoin.
- Je vous écoute, maître Bedren.
- Cette guerre, vous le savez, dure maintenant depuis trop longtemps. Voilà plusieurs mois que, malgré les combats, j'essaie d'ouvrir des négociations avec le roi Zonthar pour rétablir, autant que possible, la paix entre nos deux peuples. Plusieurs émissaires ont déjà été secrètement échangés et, si la situation militaire reste bloquée, il est probable que d'ici quelques mois le roi Zonthar accepte de me rencontrer et peut-être même de venir jusqu'à Ittirit. Que pensez-vous de cela ?
- Ce... ce n'est pas mon rôle de juger vos décisions, maître. Tant qu'il faudra se battre, mon seul but sera d'éviter la mort et de chercher à obtenir la victoire.
- Oui et c'est bien de cela qu'il s'agit. Si ce jour doit bientôt arriver, je veux pouvoir accueillir Zonthar en position de force et réduire au minimum les exigences qu'il pourrait avoir. Pour cela, je dois trouver son point faible... Notre armée n'arrive pas à passer en force, alors je veux que vous meniez une équipe de combat à l'intérieur même de son territoire. Choisissez et regroupez quelques compagnons - juste ce qu'il vous faudra - et trouvez le moyen de vous infiltrer au-delà des lignes d'attaque des Atlans. L'objectif que je vous donne n'est pas de tuer nos ennemis mais de collecter des informations à leur sujet et de revenir vivant pour me les donner.
- Quel type d'informations attendez-vous ?
- Je ne vous connais pas encore, Guirao, mais mesurez-vous à quel point je vous accorde ma confiance ? Si vous acceptez ma proposition, vous et vos compagnons sortirez de la hiérarchie militaire et vous serez placés directement sous mes ordres. En échange de quoi j'exigerai de vous une fidélité et une discrétion absolues.
- ...J'accepte votre proposition, maître, ainsi que la confiance que vous m'accordez. Quel type d'information attendez-vous ?
- Tout ce que vous pourrez trouver. Vous êtes, d'après ce que l'on m'a dit, un soldat brillant et intelligent - et vous avez déjà de l'expérience - vous savez mieux que moi ce qui est important pour faire basculer le sort d'une bataille. Je veux que vous trouviez le moyen d'abattre à coup sûr les dragons de Zonthar.
- Abattre les dragons n'est pas une chose impossible mais il en revient sans cesse d'autres.
- Savez-vous où naissent les dragons ?
- Non, maître.
- Alors c'est peut-être cela qu'il faut chercher à découvrir. Là où il est difficile d'abattre un dragon adulte, il serait beaucoup plus simple et beaucoup plus efficace de détruire des nids entiers... pour peu que nous sachions où ils se trouvent.
- Effectivement. Et les Atlans seraient privés de m'intérieur de leur arme la plus terrible.
- C'est sûrement leur secret le mieux gardé. Si vous vous faites capturer à proximité, vous serez sans doute torturé et exécuté de manière atroce et totalement inutile. Alors, ne vous précipitez pas et rapportez-moi des rapports détaillés de tout ce que vous aurez pu découvrir... Voilà, avez-vous compris ce que j'attends de vous ?
- Parfaitement, maître. C'est bien la mission la plus importante qui puisse être confiée à un guerrier. C'est un véritable honneur que vous me faites.
- Fort bien, jeune homme. A partir de maintenant, vous êtes le seul responsable de l'organisation et de l'exécution de votre mission. Elkali, mon chambellan, s'occupera de vous procurer tous les équipements et les laissez-passer dont vous aurez besoin. Il est très efficace, il vous obtiendra rapidement ce que vous lui demanderez. Vous passerez également par lui pour me demander audience lorsque vous reviendrez dans la capitale, ainsi que pour recevoir votre solde et celle de vos compagnons. J'essaierai d'être le plus disponible possible et je vous recevrai dans ma propre salle d‘audience, dans le donjon central... Par contre - et écoutez-moi bien sur ce point - ni Elkali, ni personne d'autre d'ailleurs, ne devra être mis au courant des résultats de vos missions. Dites-lui en le moins possible et ne cherchez pas à justifier vos demandes. Je vous le répète : je serai dorénavant la seule personne à laquelle vous devrez obéir et rendre des comptes.
- Bien, maître Bedren."

 

Il était déjà tard lorsque Guirao sortit du Palais. Il avait passé plusieurs heures en compagnie du chambellan... Elkali, un homme efficace, certes, mais fermé comme une porte.
Ils avaient travaillé sur des cartes et, grâce à ce chambellan, Guirao avait eu accès à l'état complet des forces du peuple Anlis. Il était clair que, à partir de ce jour-là, il faisait partie des personnes les mieux informées du pays... Pour son équipe, il demanda immédiatement à être entouré de ses deux camarades d'études - Oudin et Labli - dont il connaissait les qualités, en qui il avait confiance et dont il n'avait plus de nouvelles depuis plusieurs mois. Pour le reste, il verrait plus tard...
" Et tout cela pour obéir à ce meurtrier de Bedren..."
Guirao n'avait oublié aucun détail des scènes terribles auxquelles il avait assisté trois ans auparavant au pied des montagnes...
Il se souvenait que, quelques jours plus tard, maître Layal avait réuni tous les élèves pour leur annoncer la mort du vénérable Abror : le "Prince du Grand Conseil d‘Ittirit, sauvagement assassiné par des dragons dans les montagnes." La guerre semblait évidente et tout le monde se préparait vaillamment à la faire. La ferveur était telle que, comme derrière le buisson, Guirao avait préféré se taire et rester le plus discret possible... Il avait senti que, même s'il parlait, personne ne serait prêt à l'écouter. Ou peut-être, une nouvelle fois, avait-il eu peur... De toute façon, les semaines qui suivirent ne lui laissèrent guère de temps pour avoir des regrets.
Maître Bedren, un des membres les plus influents du Grand Conseil, avait été désigné pour succéder au vénérable Abror. Sa première décision fut de déclarer la guerre aux Atlans "au nom du Grand Conseil et en l'honneur du Prince assassiné." Guirao ne fut pas vraiment surpris... simplement effrayé.
Depuis, il avait vécu plus d'une centaine de fois son "baptême du sang" dans les montagnes du Nord, toujours avec la même devise : "ceux qui ne mourront pas aujourd'hui seront plus forts ce soir."
Et effectivement, Guirao était rapidement devenu de plus en plus fort : il était capable de défier n'importe quel autre adversaire les armes à la main. Il avait déjà réussi à remporter des combats à un contre trois, voire à un contre quatre.
Lui qui, il y a trois ans, n'avait jamais vu de dragons, il avait déjà essuyé à de nombreuses reprises les brûlures de leur souffle. Au début, il essayait de leur échapper... jusqu'au jour où ce ne fut plus possible : il fallut alors les affronter. Lui, qui savait à peine concentrer son énergie, se mit à projeter des éclairs de plus en plus puissants avec l'énergie du désespoir... Oui, il avait déjà abattu plusieurs dragons, certains même d'un seul coup.
Lors de ses premiers combats, il avait été confié à un capitaine de garde nommé Eniki. Il lui avait donné ce conseil : "pour survivre dans la bataille, tu dois deviner en un instant les intentions de ton adversaire... Si tu comprends ce qu'il va faire, alors tu pourras l'abattre d'un seul coup car chaque attaque a son point faible."
Eniki l'avait ainsi accompagné, conseillé et protégé pendant plusieurs mois... jusqu'à ce qu'un coup de hache dans le dos prenne à défaut sa théorie. Son corps ne fut même pas retrouvé après la bataille...
Guirao comprit ce jour-là que, finalement, seule la chance décidait du sort des uns et des autres...
Alors qu'il traînait dans les rues proches du palais, Guirao gardait une impression très étrange de son entrevue avec Bedren. Officiellement, c'était la première fois qu'il le voyait... Pourquoi avait-il accepté de le servir ?
Il connaissait son secret mais cet assassin semblait sincèrement vouloir en finir avec cette guerre. Et puis, il avait réagi en soldat... la mort lui était tellement plus familière que trois ans auparavant. Abror, Eniki ou un autre... Et il fallait bien reconnaître que les missions proposées par Bedren étaient beaucoup plus attrayantes que l'idée de se retrouver une nouvelle fois dans les montagnes au milieu de la mêlée...
"Peut-être que j'aurais pu agir avant le début de la guerre. Maintenant, c'est trop tard."
Alors pourquoi toutes ces pensées lui faisaient-elles de plus en plus mal à la tête ?
Comme souvent lorsqu'il n'était pas occupé par les combats, Guirao n'avait pas soif... mais il avait envie de boire. Il entra alors dans une auberge.

 

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