4h44

"Il faut se dépêcher maintenant."


 

Bizarrement, la fin de l'après-midi fut particulièrement silencieuse. Chacun dans la maison semblait faire en sorte de se croiser sans avoir rien à se dire... Mais le jeune garçon ne fut pas affecté par cette atmosphère : il y participait désormais de manière volontaire.
Ce fut ainsi jusqu'au dîner, puis il monta seul dans sa chambre. Ce ne fut que là qu'il réfléchit à sa nouvelle expédition. Mais les questions qui l'avaient préoccupé le matin ne semblaient plus être les mêmes. Il avait épaté Sabine et il n'avait plus envie de se venger de Jeannine. Que restait-il alors à faire ?
Sami se souvenait qu'il n'était pas dans "sa" chambre, mais dans celle de son père. Chaque objet de cette pièce lui semblait maintenant aussi mystérieux qu'un secrétaire fermé à clé. Mais il n'y avait ni clé, ni serrure ; il n'y avait qu'un secret et son imagination qui tournait autour.
Qu'est-ce que son père savait quand il avait son âge ? Qu'avait-il imaginé à la place de ce qu'il ne savait pas ? "Tout le monde trouvait-il cela normal", comme le disait sa grand-mère.
Il décida de ne pas retourner dans le bureau cette nuit-là. La lettre et les photos étaient rangées dans un tiroir du bureau de "sa" chambre et elles pouvaient attendre là encore quelques temps.
Il éteignit la lumière et attendit les yeux ouverts, dans le noir, pendant de longues minutes. Mais rien ni personne ne vint le voir cette nuit-là.

 

Comme prévu, la tante Annie arriva le lendemain, en fin de matinée. Le cousin Thomas avait déjà quinze ou seize ans et, de fait, il avait toujours suscité l'intérêt de Sami : il avait l'habitude de chercher chez lui une image de ce que lui-même pourrait devenir en grandissant.
Sami avait envie de parler avec lui, mais il ne souhaitait pas révéler tout ce qu'il avait découvert. Depuis deux jours, il souffrait d'en savoir trop : il fallait être prudent, ne pas trop en dire et rester à sa place.
D'ailleurs, il ne n'avait pas tant envie d'expliquer que de demander : qu'est-ce que son cousin savait ? que lui avait-on dit ? avait-il déjà eu l'occasion, lui, de parler du "mystérieux ancêtre" avec quelqu'un ?
Il attendait avec impatience de pouvoir se retrouver seul avec lui. Le moment propice se présenta peu après le repas quand, n'ayant rien de mieux à faire dans la maison, les deux garçons décidèrent de sortir bavarder dans le jardin. Comme dans tous les repas de famille, Thomas avait eu l'air de s'ennuyer. Sami, lui, avait réfléchi à la manière dont il souhaitait débuter la conversation. Il prit le parti de jouer le rôle du petit enfant surpris. Ensuite, il verrait.

"- Tu le savais, toi, que grand-mère avait eu un premier mari avant de venir habiter ici ?
- Bien sûr. Mais... qu'est-ce qu'on t'a raconté là-dessus ?
- Presque rien.
- Bon, alors ça te suffit. Il n'y a pas grand chose à dire.
- ... Mais non. Pourquoi est-ce que personne ne veut jamais rien me dire à son sujet ?
- Parce que c'est très compliqué. Et parce qu'on ne sait pas grand chose.
- Mais, toi, qu'est-ce que tu sais ?
- Je sais que ma mère n'a jamais su qui était son père - ton père non plus d'ailleurs - et que grand-mère ne lui a jamais rien dit à ce sujet.
- Même pas son nom ? Ils ne savent rien ? Et ils n'ont jamais posé de question ?"
Le "grand cousin" ne voulait pas se laisser prendre au jeu. Mais Sami ne renonçait pas. Thomas perdit alors son ton légèrement désinvolte et ses réponses devinrent plus nerveuses, et plus précises.
"- ... Et pour qu'elle leur dise quoi ? Tu ne comprends pas ce que ça voulait dire, à cette époque, une femme qui se faisait faire deux enfants par un ou deux types et qui ne connaît même pas leur nom ?
- ... Mais elle connaissait leur nom... Elle m'a dit que c'était un militaire.
- Et qu'est-ce qu'on en sait ? Ça, c'est ce qu'elle nous raconte pour se donner le joli rôle. Si ça avait vraiment été un militaire, elle ne l'aurait pas caché à tout le monde. Ou alors...
- Ou alors quoi ?
- Ou alors ce n'était pas un militaire français... Et oui, ça se faisait aussi à l'époque."
Une fois de plus, Sami allait beaucoup plus loin que ce qu'il avait espéré. La conversation ne suivait plus du tout le cours qu'il avait imaginé. Et s'il ne comprenait pas tout ce que son cousin insinuait, c'était surtout le ton qu'il employait qui l'impressionnait le plus. Il y avait là encore des sentiments auxquels il n'était pas préparé : de la rancoeur ? du dégoût ? En tous les cas, la conversation innocente venait de déraper.

"- Mais pourquoi tu penses que ta mère et mon père n'ont pas le même père ?
- Parce que c'est que ma mère pense. La seule fois où elle a osé lui en parler ouvertement et qu'elle a insisté, elle lui a balancé en plein visage qu'elle était simplement une "erreur de jeunesse". Voilà ce qu'elle lui a dit.
- Ah ?
- De toute façon, à chaque fois qu'ils ont cherché à savoir, elle a refusé de leur parler. Quand elle s'est mariée, ils se sont tous installés ici et tante Stéphanie est née. Grand-mère leur a dit que c'était fini, qu'ils avaient tous les trois le même père et que, s'ils refusaient d'arrêter de poser des questions, ils retomberaient tous dans la misère, comme ils avaient vécu auparavant.
- C'est ta mère qui t'a dit tout ça ?
- Non, c'est mon père. A une époque où ma mère a voulu en savoir plus, il a dû m'expliquer pourquoi elle rentrait en pleurs le soir, et pourquoi elle a même une fois quitté la maison. Ma mère, elle, ne m'a pratiquement rien dit... D'après mon père, elle est persuadée que son père était un salaud qui n'a jamais voulu la reconnaître. En fait, grand-mère lui en veut d'être née.
- ... Et toi ? Tu en as déjà parlé avec grand-mère ?
- Oui, il y a quatre ou cinq ans... Je crois que c'est à ce moment-là qu'elle a inventé l'histoire du militaire."

Tout cela allait beaucoup trop vite et Sami n'osa rien dire à propos des lettres qu'il avait lues. Pourtant, d'après elles, Thomas avait tort... ou peut-être pas, après tout. Sami essayait de se souvenir mais il n'y arrivait pas. Et puis, il n'avait pas tout compris... tout cela devenait tellement compliqué.
Il avait compris, grâce aux lettres, que sa grand-mère avait vraiment aimé son mystérieux grand-père et qu'il celui ne s'était pas enfui sans laisser d'adresse. Mais que pouvait-il essayer d'expliquer sans devoir tout avouer ?

"- Toi, tu n'y crois pas à l'histoire du militaire ?
- Moi, je crois qu'elle se fout de nous pour ne pas avouer devant tout le monde qu'elle a couché avec n'importe qui. Soit elle s'est faite avoir, soit elle ne l'a pas fait pour rien..."
Sami hocha simplement la tête et Thomas s'éloigna. Cette fois, il fallait arrêter. Ne plus rien dire, ne plus parler. Ne plus rien demander à personne... Garder le secret. Ne plus jamais lire ces lettres. Sami n'avait pas vraiment compris la dernière allusion de son "grand cousin" mais la conversation état déjà allé beaucoup trop loin pour lui.

 

5h17