22h30

"Bon, les personnages sont tous là. Il va falloir maintenant essayer de ne pas tout mélanger."


Une fois le déjeuner terminé, Jeannine s'occupa de débarrasser la table. Sami vit sa grand-mère se lever et se tourner vers le grand buffet, à côté de la télévision.
Ce meuble comportait de nombreux tiroirs en bois et de lourdes portes de placard, fermées à clé, derrière lesquelles se cachait la vaisselle des grands jours : celle qu'il n'avait surtout pas le droit de toucher.
Il savait que la plupart de ces tiroirs contenaient des cartes à jouer, des dés, des crayons, des allumettes, des tire-bouchons... Mais sa grand-mère en ouvrit un (un de ceux que Sami n'avait encore jamais fouillé) rempli d'enveloppes et de feuilles de papier.
Parmi ces papiers, elle prit deux paquets de vieilles photos. Des photos en noir et blanc... de véritables documents historiques !

 

« - Viens voir ces photos. Je vais te montrer tout d'abord... celle-ci. C'est la plus vielle photo que je possède, et c'est la seule que j'ai de ma mère. Elle est très fragile.
- Tu n'en as qu'une seule d'elle ?
- Et oui. A cette époque, les photos coûtaient cher, et il n'y avait pas beaucoup de photographes. J'ai toujours eu du mal à croire que c'était bien elle... Ce n'est pas comme les photos d'aujourd'hui.
- Tu n'as pas de photo de ton père ?
- Non, ni de moi quand j'étais petite, ni de mon frère, ni de ma sœur.
- C'est dommage.
- A l'époque, on n'y pensait même pas. Ça ne servait à rien de prendre des photos comme ça, sans raison. Pour les baptêmes et les mariages, il y avait parfois un photographe. Et c'étaient des jours où tout le monde était bien habillé.
- Vous habitiez où, avec tes parents ?
- Dans un vieil immeuble, près de la gare. Il a été détruit depuis. Il n'y avait pas d'eau chaude, pas d'électricité... A l'époque, c'était presque un village par rapport à aujourd'hui... Les seules autres photos que j'ai de cette époque sont des portraits que j'ai récupérés de mes cousins ou de mes tantes... »
Sami regardait défiler les visages, plus ou moins souriants mais, effectivement, toujours bien habillés. Il avait du mal à imaginer de véritables personnes, faisant partie de sa famille... Ces visages étaient pourtant bien réels et ils avaient vécu une vie entière en dehors du papier.
Il voulait demander à chaque fois si la personne était morte, mais la réponse lui semblait évidente.

« - Celle-ci, c'est une photo de ton père. C'est la première que j'ai de lui. Elle a été prise à l'église, le jour de sa communion. Ça devait être sa première... Il devait avoir à peu près ton âge. »
Pour Sami, cette photo valait à elle seule tout le déplacement et le séjour complet chez sa grand-mère. Pendant que celle-ci décrivait les détails et le contexte de la photo, le jeune garçon faisait le tour du visage du jeune garçon qui le regardait en noir et blanc. En quoi ce visage ressemblait-il à l'homme qu'il connaissait si bien ?
Pour la première fois, Sami se forçait à voir une image réellement vivante au travers du vieux papier. Son père - il le savait bien - parlait, bougeait, changeait sans cesse d'expression ça en mouvement et en couleurs... Et sur cette photo ?
Au-dessus des tiroirs, derrière les photos, le buffet comportait un large miroir dans lequel Sami put essayer de comparer son propre visage à celui de la photo : mais aucune ressemblance ne lui sauta aux yeux.
Puis vint ensuite la première photo de sa tante Annie, la grande soeur de son père, elle aussi déguisée en communiante. Puis quelques « cousins » éloignés dont Sami ignorait l'existence. Puis rien d'autre jusqu'à l'installation dans la grande maison. Aucune photo de la guerre, aucune du grand-père disparu, aucune du deuxième mariage de sa grand-mère : les photos étaient effectivement bien rares à cette époque.
A partir de l'installation, Sami put voir quelques scènes plus familiales : des photos de groupe prises dans le jardin ou encore dans le salon (devant ce buffet qui, manifestement, n'avait jamais dû changer de place). Sami reconnut les visages rajeunis de sa grand-mère, de son père et de sa tante Annie. La tante Stéphanie, la plus jeune soeur de son père, n'apparaissait que sous les traits d'un petit bébé, comparable aux dimensions actuelles de son petit frère.
Puis vinrent ensuite les photos en couleurs : plus nombreuses, plus quotidiennes. Sami put, cette fois, y reconnaître les visages familiers de ses cousins encore tout jeunes, tels qu'ils étaient avant ses premiers souvenirs.
Mais l'émotion n'était plus vraiment la même. Sami connaissait déjà ce type de photos de famille au travers des albums constitués chaque année par ses parents. Il connaissait leurs photos de jeunesse, leur album de mariage, ses premières photos de naissance, au berceau...

Pourtant, au milieu de tout cela, Sami ne découvrit aucune photo du mystérieux grand-père. Sa grand-mère n'en parla pas et il ne posa pas de question, peut-être pour obéir à sa mère... Finalement, quand sa grand-mère rangea soigneusement les photos et s'installa pour regarder la télévision, Sami s'estima satisfait : il avait déjà appris pas mal de choses sur des personnes qu'il connaissait et même sur d'autres qu'il n'avait jamais connues. Et cette photo...
Après cela... sa mère le rappela pour avoir des nouvelles, il revit Sabine pour jouer aux cartes dans le jardin et il parla de son année scolaire avec Jeannine. « Alors ? Tu as bien travaillé cette année ? »

 

23h03