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"Et c’est parti..."


 

Sami ouvrit les deux enveloppes et déplia soigneusement les feuilles qui s'y trouvaient. Il les posa devant lui et s'aperçut qu'il y avait en fait trois lettres, adressées à "Françoise Maleterre" - le nom de jeune fille de sa grand-mère - de la part "Roger Vairelles".
Il les examina soigneusement, et les rangea par ordre chronologique. Puis il les lut une par une :

Villacoublay, le 8 novembre 1949,
     Chère Françoise,
Ce n'est pas par une vaine curiosité que je suis venu te voir. C'était la première fois depuis 5 ans que je revenais dans cette ville pleine de bons souvenirs... sauf les derniers.
Tu n'ignores pas que je suis parti à la guerre au moment même où j'ai reçu une violente et méchante lettre de ta part... Il est vrai que ma confiance en toi avait été bien ébranlée, et tu en connais en partie la raison.
J'avoue n'avoir pas joué un très beau rôle dans l'histoire avec Jeannine, mais tu peux être certaine que ton amie a mis tout en oeuvre pour te discréditer à mes yeux... et arriver à ses fins. Quand elle est venue me voir avant mon départ, je ne l'avais pas du tout invitée.
Malgré tout, mon attitude envers toi n'a pas été uniquement dictée par mes pensées, mais surtout par les circonstances. Ce sont elles qui m'ont empêché de me justifier, et je serais certainement parvenu à te montrer combien ton jugement sur moi avait été sévère... Mais, parti sans pouvoir te laisser d'adresse, je n'ai pas eu une minute de répit pendant des années.
Tout de suite après la guerre, j'ai passé deux ans en Afrique, puis en Allemagne... ton adresse perdue. Mais pas ton souvenir car, malgré mes suspicions, j'ai conservé une grande estime pour ton caractère et, dans mon cœur, je sens une grande tendresse pour toi.
Ce que j'ai appris sur ta vie de ces dernières années m'a confirmé tout ce que je pensais de bon sur toi. J'espère que tu ne seras pas trop obstinée à croire que je n'ai été qu'un égoïste et que tu ne continueras pas à me juger sur les actes d'une vie qui m'a été imposée.
Je crois pouvoir prétendre à ton amitié et je te la demande. Elle me serait très agréable et me libèrerait de reproches pour des événements pour lesquels je ne suis pas pleinement responsable.
J'attends de tes nouvelles, tendrement, R.

P.S. : les photos m'ont fait un grand plaisir, embrasse-les tous les deux.

 

Sami dut accepter de ne pas tout comprendre tout de suite. Cette lettre n'était pas de son âge, ni de son époque. Il la posa et commença à lire la seconde :

Villacoublay, le 23 novembre 1949,
     Ma petite Françoise,
Excuse-moi de n'avoir pu répondre plus tôt à ta dernière lettre : au cours de mon dernier voyage, j'ai eu une panne de moteur et je suis resté plusieurs jours coincé dans un trou perdu... Ne te figure surtout pas que la photo que tu m'as promise ne me fera pas plaisir.
Tu n'as pas compris le sens exact de ma dernière lettre. Loin de moi toute idée de t'accabler... Jeannine, je te prie de le croire, a fait l'impossible pour se rapprocher de moi, et elle savait pourtant très bien qu'elle avait peu d'importance à mes yeux. Tu n'as jamais été supplantée par elle. Tout ce qu'elle a pu faire a été de renforcer mes doutes.
Je rappelle ce passé non pas pour t'accuser, mais pour chasser de ta pensée toutes les intentions que tu prêtes à mon attitude... Je regrette de n'avoir jamais reçu les lettres que tu m'as adressées quand j'étais au maquis. Elles auraient effacé un peu cette méchante lettre... qui n'était pas, comme tu le dis, "pleine de vérités". Tu as jugé sur des apparences... et sur des médisances de camarades... qui peut-être encore à l'heure actuelle me manifestent les meilleurs sentiments.
Je ne mérite pas ton mépris... et il est normal que je te renseigne exactement sur mes pensées et sur mes actes de cette époque.
Si j'attache un grand prix à ton jugement, c'est que j'admire ton caractère et que je veux conserver ton amitié sans arrière-pensée.
Je pense souvent à Annie et à son petit frère : comme ils doivent avoir grandi. Est-ce toi qui lui a apporté cet avion, ou est-ce lui qui l'a réclamé ?
Je vous embrasse tendrement tous les trois, R.

Sami comprenait qu'il avait bien découvert ce qu'il était venu chercher. Il avait même découvert bien plus que ce qu'il désirait. Par exemple, il savait désormais que son père ne s'appelait pas Roger par hasard. Mais ce n'était pas ce qu'il cherchait lorsqu'il avait quitté sa chambre pour venir ouvrir le secrétaire. Bien que le style et le vocabulaire de ces lettres l'empêchaient de tout comprendre, l'idée de s'arrêter de lire ne lui traversa même pas l'esprit :

Villacoublay, le 31 mars 1950,
     Chère Françoise,
Ta lettre m'est parvenue le lendemain de mon arrivée à Paris. Début janvier, je suis parti pour le centre de repos du Groupe Aérien auquel j'appartiens. J'avais peut-être oublié de te dire que j'étais atteint d'un ulcère.
Tu ne me parles pas de ton prochain mariage. De tout mon cœur, je te souhaite d'être heureuse... et que ton bonheur te fasse oublier les dures années que tu viens de vivre. Maintenant que je suis au courant de ta nouvelle situation, rien de ma part ne viendra la troubler.
Je n'ai jamais voulu me défendre contre les attaques dont tu m'as fustigé alors que tu étais dans une situation... bien malheureuse. Je me suis contenté de garder le silence. Je comprenais bien que c'était là toute la rancœur des longues années, solitaires, que tu as passées... et je sais que dans ces cas-là on se montre obligatoirement injuste.
Néanmoins, le mot "égoïste" que tu as utilisé résonne bizarrement à mes oreilles alors que, justement, ma vie a toujours été dirigée par mes obligations envers les autres. Et je ne t'ai jamais trompée. Tu étais au courant de ma situation. Et, cet enfant, tu l'as voulu sciemment... mais peut-être l'as-tu oublié maintenant...
Dès que j'ai été au courant de ta situation, je t'ai proposé mon aide et mon amitié : ta réponse m'a prouvé que j'apporterais plus de mal que de bien. Et ce n'est pas à moi que j'ai pensé, mais à toi, lorsque je t'ai laissé dernièrement sans nouvelles. Je connaissais ta fierté, et j'ai préféré me montrer "égoïste" plutôt que de risquer de te froisser terriblement.
Aujourd'hui, il m'arrive de regretter de m'être senti obligé de faire avec une autre ce que j'aurais certainement préféré faire avec toi. Mais l'amitié reste une chose sérieuse. L'amour est un amusement, et je ne suis pas fidèle. Tu penses autrement, et c'est tout ce qui nous sépare.
Maintenant, je ne voudrais pas que tu penses, en regardant ton fils, que son père est une sorte de fêtard ivrogne et irresponsable. Je bois de l'eau, je ne vais pas dans les cabarets et je n'aime pas les femmes qui sont à tout le monde. C'est à la maman du petit Roger que je dis ça... et je suis sincère.
Ton mariage apparaît comme un nouvel obstacle à ce que je fasse un jour sa connaissance. Conformément à ce que tu désires, je m'évanouis complètement de ta vie... Mais si tu changeais d'idée, si ta rancœur ne t'obligeait plus à me mépriser, tu pourras toujours me joindre à l'adresse inscrite au dos de l'enveloppe.
Peut-être aurais-je, encore une fois, le plaisir de lire de tes nouvelles ?
Je t'embrasse tendrement, toi, Annie ainsi que Roger qui désirera peut-être me connaître un jour. R.

Sami posa la troisième lettre. Que s'est-il passé ensuite ?

 

2h17